Conrad ne m’avait pas donné sa sœur à garder, et ce n’était pas moi, après tout, qui avais volontairement poussé Sophie sur les routes. Pourtant, durant ces longues nuits, l’image de la jeune fille pataugeant dans la boue glacée hanta mon insomnie aussi obstinément que s’il s’agissait d’un fantôme. Et de fait, Sophie morte n’est jamais revenue me poursuivre comme le faisait à cette époque Sophie disparue. À force de réfléchir aux circonstances de son départ, je tombai sur une piste, que je gardai pour moi. Je me doutais depuis longtemps que la reprise de Kratovicé sur les Rouges n’avait pas complètement interrompu les relations entre Sophie et l’ancien commis de librairie Grigori Loew. Or, le chemin de Mârba menait aussi à Lilienkron, où la mère Loew exerçait la double et lucrative profession de sage-femme et de couturière. Son mari, Jacob Loew, avait pratiqué le métier presque aussi officiel et plus lucratif encore de l’usure, longtemps à l’insu de son fils, je veux bien le croire, et ensuite pour le plus grand dégoût de celui-ci. Au cours de représailles pratiquées par les troupes antibolcheviques, le père Loew avait été abattu sur le seuil de la friperie, et occupait maintenant dans la petite communauté juive de Lilienkron le poste intéressant de martyr. Quant à la femme, bien que suspecte à tous les points de vue, puisque son fils exerçait un commandement dans l’armée bolchevique, elle avait réussi jusqu’à ce jour à se maintenir dans le pays, et tant d’habileté ou de bassesse ne me prédisposait pas en sa faveur. Après tout, la suspension de porcelaine et le salon en reps écarlate de la famille Loew avaient été pour Sophie la seule expérience personnelle hors de Kratovicé, et du moment qu’elle nous quittait, elle ne pouvait guère que se retourner vers eux. Je n’ignorais pas qu’elle avait consulté la mère Loew à l’époque où elle s’était crue menacée d’une maladie ou d’une grossesse, à la suite de ce viol qui avait été son premier malheur. Pour une fille comme elle, avoir donné sa confiance une fois déjà à cette matrone israélite était une raison pour se confier à nouveau, et toujours. D’ailleurs, et je devais être assez perspicace pour m’en apercevoir au premier coup d’œil, en dépit de mes préjugés les plus chers, le visage de cette vieille créature noyée dans la graisse était empreint d’une lourde bonté. Dans la vie de caserne que nous avions fait mener à Sophie, il restait toujours entre elles deux la franc-maçonnerie des femmes.
Sous prétexte de contributions de guerre, je partis pour Lilienkron, emmenant avec moi quelques hommes dans un vieux camion blindé. Le grinçant véhicule s’arrêta sur le seuil de la maison à demi rurale, à demi citadine, où la mère Loew s’occupait à faire sécher sa lessive au soleil de février, et profitait pour l’étendre du jardin à l’abandon de ses voisins évacués. Par-dessus sa robe noire et son tablier de toile blanche, je reconnus la courte pelisse déchirée de Sophie, dans laquelle la taille épaisse de la vieille femme apparaissait ridiculement boudinée. La perquisition ne fit que révéler le nombre attendu de bassins d’émail, de machines à coudre, d’antiseptiques et de numéros éraillés de journaux de modes de Berlin vieux de cinq ou six ans. Tandis que mes soldats chambardaient les armoires pleines de défroques que des paysannes à court d’argent avaient laissées en gage à l’accoucheuse, la mère Loew me fit asseoir sur le canapé rouge de la salle à manger. Tout en refusant de m’expliquer comment elle était entrée en possession de la pelisse de Sophie, elle insistait pour que je prisse au moins un verre de thé, avec un mélange d’obséquiosité dégoûtante et d’hospitalité biblique. Un tel raffinement de politesse finit par me sembler suspect, et j’arrivai dans la cuisine juste à temps pour empêcher une dizaine de messages du cher Grigori de se consumer à la flamme qui léchait le samovar. La mère Loew avait gardé par superstition maternelle ces papiers compromettants, mais dont le dernier datait d’au moins quinze jours, et qui, par conséquent, ne pouvaient rien m’apprendre de ce qui m’importait. Convaincue d’intelligence avec les Rouges, la vieille Juive n’en prenait pas moins le chemin du poteau d’exécution, même si ces bouts de papier à demi noircis ne contenaient que de futiles témoignages d’affection filiale, et encore pouvait-il s’agir d’un code. Les preuves étaient plus que suffisantes pour justifier un tel arrêt aux propres yeux de l’intéressée. Quand nous reprîmes place sur le meuble tendu de reps rouge, la vieille femme se résigna donc à transiger entre le silence et l’aveu. Elle confessa que Sophie exténuée s’était reposée chez elle le jeudi soir ; elle était repartie en pleine nuit. Quant aux buts de cette visite, je n’obtins d’abord pas le moindre éclaircissement.
— Elle voulait me voir, voilà tout, dit d’un ton énigmatique la vieille Juive, en clignant nerveusement ses yeux demeurés beaux malgré leurs paupières bouffies.
— Elle était enceinte ?