À partir de ce jour, Sophie fut aussi définitivement enterrée pour nous que si j’avais ramené de Lilienkron son cadavre troué d’une balle. Le vide produit par son départ fut hors de proportion avec la place qu’elle avait semblé occuper parmi nous. Il avait suffi de la disparition de Sophie pour faire régner dans cette maison sans femmes (car la tante Prascovie était tout au plus un fantôme), un calme qui était celui du couvent d’hommes et de la tombe. Notre groupe de plus en plus réduit rentrait dans la grande tradition de l’austérité et du courage viril ; Kratovicé redevenait ce qu’il avait été aux temps qu’on croyait révolus, un poste de l’Ordre Teutonique, une citadelle avancée de Chevaliers Porte-Glaives. Quand je pense malgré tout à Kratovicé comme à une certaine notion du bonheur, je me souviens de cette période tout autant que de mon enfance. L’Europe nous trahissait ; le gouvernement de Lloyd George favorisait les Soviets ; von Wirtz rejoignait l’Allemagne, abandonnant définitivement l’imbroglio russo-balte ; les négociations de Dorpat avaient depuis longtemps enlevé toute légalité, et presque tout sens, à notre noyau de résistance obstiné et inutile ; de l’autre côté du continent russe, Wrangel remplaçant Denikine allait bientôt signer la lamentable déclaration de Sébastopol, à peu près comme un homme paraphe son arrêt de mort, et les deux offensives victorieuses des mois de mai et d’août sur le front de Pologne n’étaient pas encore venues susciter des espérances vite anéanties par l’armistice de septembre et l’écrasement consécutif de la Crimée... Mais ce résumé que je vous sers est fait après coup, comme l’Histoire, et n’empêche pas que j’ai vécu durant ces quelques semaines aussi libre d’inquiétudes que si je devais mourir le lendemain, ou vivre toujours. Le danger fait sortir le pire de l’âme humaine, et le meilleur aussi. Comme il y a généralement plus de pire que de meilleur, l’atmosphère de la guerre est, tout compte fait, la plus dégoûtante qui soit. Mais ceci ne me rendra pas injuste envers les rares moments de grandeur qu’elle a pu comporter. Si l’atmosphère de Kratovicé était mortelle aux microbes de la bassesse, c’est sans doute que j’ai eu le privilège d’y vivre à côté d’êtres essentiellement purs. Les natures comme celle de Conrad sont fragiles, et ne se sentent jamais mieux qu’à l’intérieur d’une armure. Livrées au monde, aux femmes, aux affaires, aux succès faciles, leur dissolution sournoise m’a toujours fait penser au répugnant flétrissement des iris, ces sombres fleurs en forme de fer de lance dont la gluante agonie contraste avec le dessèchement héroïque des roses. J’ai connu à peu près tous les sentiments bas, chacun au moins une fois dans ma vie, et je ne puis pas dire que je sois réfractaire à la peur. En fait de crainte, Conrad était absolument vierge. Il y a ainsi de ces êtres, et ce sont souvent les plus frêles de tous, qui vivent à l’aise dans la mort comme dans leur élément natal. On parle souvent de cette espèce d’investiture des tuberculeux destinés à mourir jeunes ; mais j’ai vu quelquefois chez des garçons destinés à la mort violente cette légèreté qui est à la fois leur vertu et leur privilège de dieux.