Le destin boucla sa boucle au petit village de Kovo, au confluent de deux cours d’eau aux noms imprononçables, peu de jours avant l’arrivée des troupes polonaises. La rivière était sortie de son lit à la fin des grandes crues de printemps, transformant le district en un îlot détrempé et boueux où nous étions du moins à peu près protégés contre toute attaque venant du nord. Presque toutes les troupes ennemies établies dans ces parages avaient été rappelées à l’ouest pour faire face à l’offensive polonaise. Comparés à ce pays, les environs de Kratovicé étaient une région prospère. Nous occupâmes à peu près sans difficulté le village aux trois quarts vidé par la famine et les exécutions récentes, ainsi que les bâtiments de la petite gare inutilisée depuis la fin de la Grande Guerre, où des wagons de bois pourrissaient sur des rails rouillés. Les restes d’un régiment bolchevique durement éprouvé sur le front de Pologne se trouvaient cantonnés dans les anciens ateliers de la filature établie à Kovo avant la guerre par un industriel suisse. À peu près démunis de munitions et de vivres, ils en étaient pourtant encore assez riches pour que leurs réserves nous aidassent par la suite à tenir jusqu’à l’arrivée de la division polonaise qui nous sauva. La filature Warner était située en plein terrain inondé : je vois encore cette ligne de hangars très bas sur le ciel fumeux, léchés déjà par les eaux grises de la rivière dont la crue tournait au désastre depuis les derniers orages. Plusieurs de nos hommes se noyèrent, dans cette boue où l’on enfonçait jusqu’à mi-ventre, comme des chasseurs de canards sauvages dans un marécage. La tenace résistance des Rouges ne céda qu’à une nouvelle hausse des eaux, emportant une partie des bâtiments minés par cinq ans d’intempéries et d’abandon. Nos hommes s’acharnèrent comme si ces quelques hangars pris d’assaut les aidaient à régler un vieux compte avec l’ennemi.
Grigori Loew fut l’un des premiers cadavres que je
rencontrai dans le corridor de la fabrique Warner. Il avait gardé dans la mort
son air d’étudiant timide et de commis obséquieux, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir
sa dignité à lui, qui ne manque guère à aucun mort. J’étais destiné à retrouver
tôt ou tard mes deux seuls ennemis personnels en possession de situations
infiniment plus stables que la mienne, et qui anéantissaient à peu près toute
idée de vengeance. J’ai revu Volkmar au cours de mon voyage en Amérique du Sud ;
il représentait son pays à Caracas ; il avait devant lui une brillante
carrière, et, comme pour rendre toute velléité de vengeance plus dérisoire que
jamais, il avait oublié. Grigori Loew était encore plus hors d’atteinte. Je le
fis fouiller sans trouver dans ses poches un seul papier qui me renseignât sur
le sort de Sophie. Par contre, il avait sur lui un exemplaire du
Une poignée de soldats tenaient encore dans le grenier à foin situé au haut d’une grange. La longue galerie sur pilotis vacillant sous la poussée de l’eau s’effondra enfin avec quelques hommes accrochés à une grosse poutre. Mis en demeure de choisir entre la noyade et l’exécution, les survivants durent se rendre sans illusions sur le sort qui les attendait. De part et d’autre, on ne faisait plus de prisonniers, et comment traîner des prisonniers avec soi dans cette dévastation ? Un à un, six ou sept hommes exténués descendirent d’un pas ivre la raide échelle qui menait du grenier à foin au hangar, encombré de ballots de lin moisi, et qui avait jadis servi de magasin. Le premier, un jeune géant blond blessé à la hanche chancela, manqua un échelon, et s’abattit sur le sol, où il fut assommé par quelqu’un. Soudain, je reconnus tout en haut des marches une chevelure emmêlée et éclatante, identique à celle que j’avais vue disparaître sous la terre trois semaines plus tôt. Le vieux jardinier Michel, qui m’avait vaguement suivi en guise d’ordonnance, leva sa tête abrutie par tant d’événements et de fatigues, et s’écria stupidement :
— Mademoiselle...