Le jour se levait ; il fallait partir ; mais je me
raccrochais sauvagement à l’idée d’une espèce de funérailles ; je ne
pouvais pas le faire enfouir comme un chien dans un coin saccagé de ce cimetière.
Laissant Chopin près de lui, je traversai l’alignement des tombes, trébuchant
dans le demi-jour incertain sur d’autres blessés. J’allai frapper à la porte de
la cure, située à l’extrémité du jardin. Le prêtre avait passé la nuit dans la
cave, craignant à chaque instant une reprise de la fusillade ; il était
stupéfait de terreur ; je crois bien que je le sortis de là à coups de
crosse. Un peu rassuré, il consentit à me suivre, son livre à la main ;
mais sitôt réintégré dans sa fonction, qui était la prière, l’indubitable grâce
d’état se produisit, et la brève absoute fut donnée avec autant de solennité
que dans un chœur de cathédrale. J’avais le curieux sentiment d’avoir mené
Conrad à bon port : tué à l’ennemi, béni par un prêtre, il rentrait dans
une catégorie de destin qu’eussent approuvée ses ancêtres ; il échappait
aux lendemains. Les regrets personnels n’ont rien à voir avec ce jugement
auquel j’ai souscrit à nouveau pendant chaque jour de ces dernières vingt
années, et l’avenir ne me fera probablement pas changer d’avis sur la chance
que représente cette mort.
Ensuite, et sauf en ce qui concerne le détail purement
stratégique, il y a un trou dans ma mémoire. Je crois qu’il y a dans chaque vie
des périodes où un homme existe réellement, et d’autres où il n’est qu’un
agglomérat de responsabilités, de fatigues, et, pour les têtes faibles, de
vanité. La nuit, ne pouvant fermer l’œil, couché sur des sacs dans une grange,
je lisais un volume dépareillé des
Mémoires de Retz pris à la
bibliothèque de Kratovicé, et si le manque complet d’illusions et d’espérances
est ce qui caractérise les morts, ce lit ne différait pas essentiellement de
celui où Conrad commençait à se défaire. Mais je sais bien qu’il restera
toujours entre morts et vivants un écart mystérieux dont nous ignorons la
nature, et que les plus avertis d’entre nous sont à peu près aussi renseignés
sur la mort qu’une vieille fille sur l’amour. Si le fait de mourir est une
espèce de montée en grade, je ne conteste pas à Conrad cette mystérieuse
supériorité de rang. Quant à Sophie, elle m’était complètement sortie de la
tête. Comme une femme quittée en pleine rue perd son individualité à mesure qu’elle
s’éloigne, et n’est plus de loin qu’une passante comme les autres, les émotions
qu’elle m’avait procurées s’enfonçaient à distance dans l’insignifiante
banalité de l’amour ; il ne m’en restait qu’un de ces souvenirs décolorés
qui font hausser les épaules quand on les retrouve au fond de sa mémoire, comme
une photographie trop floue ou prise à contre-jour au cours d’une promenade
oubliée. Depuis, l’image a été renforcée par un bain dans un acide. J’étais
exténué ; un peu plus tard, le mois qui suivit mon retour en Allemagne se
passa à dormir. Toute la fin de cette histoire s’écoule pour moi dans une atmosphère
qui n’est pas celle du rêve, ni du cauchemar, mais du lourd sommeil. Je dormais
debout, comme un cheval fatigué. Je ne cherche pas le moins du monde à plaider
irresponsable ; le mal que j’avais pu faire à Sophie était fait depuis
longtemps, et la volonté la plus délibérée n’aurait pu y ajouter grand-chose.
Il est certain que je n’ai été dans tout ce dernier acte qu’un figurant
somnambule. Vous me direz qu’il y avait aussi dans les mélodrames romantiques
de ces rôles muets et voyants de bourreaux. Mais j’ai l’impression très nette
que Sophie à partir d’un certain moment avait pris en main les commandes de sa
destinée, et je sais que je ne me trompe pas, puisque j’ai eu quelquefois la
bassesse d’en souffrir. À défaut d’autres possessions, nous pouvons aussi bien
lui laisser l’initiative de sa mort.