Ils ont longuement parlé tous les deux, alors que Celse se reportait aux impératifs de la résignation et de la patience et que l'aveugle l'écoutait, affecté, comme s'il devait boire le fiel de la plus vive injustice, sans droit à la moindre réaction.
Beaucoup plus tard, quand ils ont jugé que la nuit était là, ils se sont endormis enlacés l'un contre l'autre, marqués par d'inquiétantes perspectives...
Mais le lendemain, Celse s'est éveillé fébrile.
Il avait des douleurs dans tout le corps, il avait soif et il était fatigué.
Tatien, angoissé, a fait appel au geôlier, lui demandant un remède adéquat, mais il n'a obtenu que de l'eau boueuse que le garçon a avalée avec empressement.
Le fils de Varrus, l'âme affligée, a promené sa pensée dans le temps, se souvenant de leur maison bienheureuse et des beaux jours, réfléchissant alors plus intensément aux dures épreuves qui avaient puni ses chers parents. Comment son père avait-il pu survivre pendant tant d'années affrontant les tempêtes morales qui s'étaient abattues sur sa destinée ?
Il ressentit d'immenses remords face aux jours qu'il avait perdus, passés à sublimer l'autel mensonger de la vanité...
Comment avait-il pu se croire supérieur aux autres hommes ?
Il réfléchit alors au martyre de tous ceux qui comme lui étaient retenus dans ces souterrains infects, étranglés par la persécution qu'ils ne méritaient pas...
Et même s'il ne pouvait accepter le christianisme, pourquoi ne s'était-il pas décidé à pénétrer les malheureux paysages de la misère de son temps ? Combien d'esclaves avait-il vus, supportant d'affreuses afflictions auprès de leurs enfants malades ou presque morts ? Combien de fois avait-il prononcé des ordres iniques, tyrannisant des souffrants attachés aux travaux agricoles ? Il eut l'impression que de vieux serviteurs se levaient dans son esprit et riaient maintenant de sa douleur...
La respiration haletante de Celse l'inquiétait.
Pourquoi la fièvre épargnait-elle son corps, préférant son fils cher à son cœur ? Pourquoi n'était-il pas né, lui Tatien, parmi les esclaves miséreux ? La servitude lui aurait été un baume.
Il se serait trouvé alors exempté des terrifiants souvenirs qui affligeaient sa conscience.
Des larmes jaillissant de ses yeux, il caressait Celse, le réconfortant...
Quelques heures ont passé, marquées par l'attente et la torture mentale quand tous les prisonniers ont reçu l'ordre de bouger.
Les grilles ouvertes, ils sont sortis en petit groupe sous les cris des gardes qui crachaient des menaces et des insultes. Les plus forts étaient menottes portant de larges blessures aux poignets, mais pour la plupart il s'agissait de malades fatigués, de femmes sous- alimentées, d'enfants squelettiques et de vieux tremblants.
Même ainsi, tous les prisonniers souriaient, contents... C'est qu'ils retournaient au soleil et à l'air pur de la nature. Le vent frais de la voie publique les ranima...
Celse sentit alors une fabuleuse sensation d'énergies le raviver. Il retrouva sa bonne humeur et guidait son père avec sa tendresse de toujours. Influencé par le sublime espoir qui transparaissait du visage de tous les compagnons, il révéla à l'aveugle la joie rayonnante et générale qui régnait.
Personne n'ignorait ce qui les attendait.
Ils savaient que tel un troupeau acheminé à l'abattoir, ils ne devaient s'attendre à rien d'autre qu'à l'extrême sacrifice. Mais révélant leur certitude en une vie plus élevée, les chrétiens avançaient calmement la tête haute, l'humilité et le pardon s'exprimaient sur leur visage ; vision si étrange face aux paroles narquoises des soldats, véritables bouchers endurcis dans l'antre de la mort.
Après la marche forcée, ils se sont approchés de l'amphithéâtre où l'immonde enceinte les attendait pour le spectacle nocturne.
Ébloui, Celse a balayé l'Amphithéâtre Flavien24 du regard qui s'érigeait imposant après la précieuse restauration réalisée à la demande d'Alexandre Sévère.
(24) N.T. : Le Colisée ou Amphithéâtre Flavien
La façade sur quatre niveaux présentait sur les trois premiers niveaux des demi- colonnes doriques, ioniques et corinthiennes entre lesquelles s'ouvraient des arcades qui abritaient sur les deux étages intermédiaires des statues de toute beauté. Ce monument architectural était emprunt d'une austère grandeur.
Des voitures somptueuses, des litières, des quadriges et des biges encerclaient le bâtiment.
Quiconque observant fortuitement un tel colosse qui pourrait immortaliser la gloire d'une race, n'aurait pu soupçonner que là, un grand peuple y cultivait l'oisiveté et l'orgie, la brutalité et la mort.
Un tribun à la physionomie exécrable lut quelques lignes proclamant la sentence des condamnés du jour, alors que des prétoriens au cœur endurci menaçaient les vieillards qui avançaient trop lentement en direction du supplice.
Les partisans de l'Évangile, néanmoins, semblaient extrêmement lointains du tableau qui inspirait la révolte et la souffrance.