Tout se passerait bien si le « Vermicelle » ne faisait son grand fou sur les flots vert sombre de la mer d’Oman. Il a des remontées soudaines de funiculaire, puis il pique dans un creux et on a l’impression qu’il va s’y engloutir ! Les montagnes russes ! Au bout de vingt secondes, les convives cessent de jacasser. Au bout d’une minute, ils ne sont plus que quatre ou cinq (dont Bérurier) à bouffer. Pinaud est d’un joli vert par-dessus sa couche de Bronzine. Il m’annonce qu’il va se rapatrier sur les gogues. Comme il n’y en a qu’un à bord s’agit de ne pas se laisser prendre de vitesse. Je chipote un peu, moi aussi. C’est pas que je souffre du mal de mer, mais la jaffe me déprime. À force de gratouiller dans mon assiette je finis par découvrir une petite saucisse embusquée sous un tas d’immondices. Je plante les dents dedans. Oh ! ma douleur ! Si je mordais la flamme d’un chalumeau, ça ne serait pas pire.
Je cramponne mon verre de thé pour essayer d’éteindre l’incendie mais je n’y parviens pas. C’est corrosif, ces saucisses. Ils doivent s’en servir pour décaper l’étrave du navire quand le « Vermicelle » est en cale sèche !
Béru, lui, les trouve à son goût. Juste épicées ! comme il les aime, m’assure-t-il avec de grosses larmes plein ses joues.
Le bateau, maintenant, ressemble à un ascenseur dingue qui monterait et descendrait sans arrêt. Quand il plonge dans les gouffres marins, les cœurs remontent dans les gosiers ; par contre, lorsqu’il décrit son mouvement ascendant, les pauvres palpitants vont se réfugier aux fonds des estomacs pour crier sauve qui peut !
Juste en face de Sa Majesté, y a un gros cheik (avec provisions) qui porte la main devant sa bouche, l’air pas content d’être ici. Il arrive à contrôler sa nausée un court instant, mais les tripes, c’est impétueux quand ça s’y met. Et désobéissant, faut voir ! Le gros arbi à barbouze (il a un piège arrondi autour de la galoche) retire précipitamment sa main baguée de cuivre et balance dans l’assiette du Gros le début de son repas, plus la fin du précédent. Béru ne s’offense pas de ces livraisons intempestives.
— Ça n’a pas l’air de carburer, mon gars ? fait-il à son vis-à-vis sans s’émouvoir. Et il se remet à bouffer.
Moi je commence à trouver ma position intenable. D’autant plus que maintenant, la moitié de la tablée dégobille sur l’autre moitié. Sirk Hamar est du voyage. Lui aussi travaille dans le nougat. Les convives pleurent, gémissent et se traînent à quatre pattes vers la coursive. Les derniers mangeurs démangent maintenant. Il ne reste plus que le Gros qui s’empiffre éperdument, ravi de l’aubaine ! Il liquide ses assiettées en deux coups de cuillère et en reprend. Il ne s’aperçoit même pas qu’un délicat passager s’est servi du plat de fricot pour se dégager l’estom’. La vie lui appartient. Le bateau en tout cas. Il est seul maître à bord, le Répugnant. C’est lui qui fait la loi ! Le Neptune de la mer d’Oman et de l’Océan Indien tout entier il est ici, mes amis, ne cherchez plus !
— Tu t’en vas ? me dit-il.
— Je préfère, fais-je. Le bout de la nuit, je viens de l’atteindre, Gros. J’ai besoin de revoir le soleil.
Sur le pont, c’est pas racontable non plus. Les passagers sont à plat ventre, à implorer Allah, Mahomet et tout le brain trust céleste entre deux hoquets.
Devant la lourde des cagoinces y a une véritable émeute because Pinaud s’y est barricadé et ne veut pas ouvrir au peuple. Enfermé dans son bastion, il défend la place héroïquement, le vieux débris. Il a lu les ordres du jour de Joffre et il est prêt à se faire tuer plutôt que de reculer. De la graine de héros, je vous dis ! Y a pourtant des vieillards à barbe blanche qui supplient. Des dames aussi, chassées des cabines par l’appel des cabinets. Leurs voiles flottent au vent. Elles ne sont plus masquées jusqu’aux yeux, maintenant, croyez-en votre San-A. bien-aimé. Et leurs grands jalminces ne songent pas à râler pour ce manquement aux usages. Chacun pour soi et Allah pour tous !
On en voit des douzaines agrippés au bastingage ; d’autres se cramponnent à tout ce qui est fixe. Le muezzin, épargné par le mal de mer, continue à jouer de la flûte. Les sons grimaçants de son instrument vont chatouiller les glottes surmenées. Ça en aide certains à puiser au fond d’eux-mêmes des ressources insoupçonnées.
Franchement, les Poulettes, cette traversée, je ne suis pas près de l’oublier.
La nuit calme les flots tourmentés. Les passagers vidés réussissent à trouver le sommeil Dans notre cabine, Pinaud et Béru ronflent à poings fermaga. Pour ma part je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je pense à tout ce qui nous attend au Kelsaltan et aussi je surveille gentiment Sirk Hamar.
Il est allongé à l’autre bout de la cabine, c’est-à-dire le plus loin possible de la porte. Jusque-là il n’a rien dit, bien que son médicament ait cessé de lui faire de l’effet.