Le service du dîner sur le « Vermicelle »[1]
c’est un poème. À bord, comme je vous l’ai dit, il n’y a que deux classes : les fauchemans du pont et les privilégiés des cabines. À noter que le standing des privilégiés ne correspond même pas à celui des émigrants européens. Pas plus de stewards que de zouaves pontificaux dans un congrès du Parti Communiste ! Chacun se dépatouille avec ses problèmes. Et y a qu’un gogue — un seul — pour la classe huppée. Le dîner, donc, pour en revenir à lui, nous est annoncé par un coup de sirène. Tout de suite on pige pas, mais c’est en entendant du ramdam dans la coursive qu’on est allé mater ce qui se passait. J’ai d’abord dépêché Pinaud aux nouvelles, vu qu’il prétend jazer marocain. Il revient sans avoir pigé, et c’est en fin de compte Sirk Hamar qui nous tire d’embarras.— Dîner ! fait-il.
Il se décomate à vue d’œil, notre camarade. J’appréhende un éclat de sa part. Faudrait voir à voir qu’il ne nous chanstique pas notre position. Je le place sur la haute surveillance de Béru, ce prince de la manchette.
— S’il s’agite, calme-le en souplesse, mon pote. O.K. ?
Le Majestueux insinue sa forte dextre à travers sa gandoura et se fourrage dans le nombril.
— Fais confiance, San-A. !
— T’as des ennuis ? lui demande Pinuche en constatant que sa gratouille se prolonge.
Il est lugubre, le Gravos.
— J’ai idée que ça morpionne un peu sur ce contre-torpilleur, fait-il. J’ai toute une populace qui m’investit le bide, les gars. T’as de la Marie-Rose dans les bagages, San-A. ?
Ma réponse négative le désole. C’est soudain la hargne et la grogne à tribord. Il fustige mon imprévoyance. Il dit que des chefs militaires de la grande époque se seraient suicidés pour moins que ça.
Enfin, calmé, il nous suit jusqu’à la salle à briffer.
Faut voir le coinceteau, mes Frères ! Et faut aussi voir le cuistot ! Imaginez une pièce tout en longueur, avec pour tout mobilier une longue table et des bacs. Le sol n’a pas été balayé depuis que le barlu est sorti du chantier naval. Ça chlingue vilain. On foule d’ignobles détritus, ce qui ne rétablit pas l’équilibre du pékin qui n’a pas le pied marin.
Or, précisément, comme nous prenons place à cette auge, en compagnie d’un tas d’autochtones, voilà le « Vermicelle » qui se met à tanguer, à tangoter, et même à valser.
— Quoi t’est-ce qui se passe ? demande Sa Majesté.
— C’est la mer d’Oman qui commence ! géographié-je.
Béru, qui ne craint pas le mal de mer, non plus que le calembour, assure que la mer d’Oman est une source d’em…
C’en est une surtout pour les autres convives. Pas une dame dans la salle à becqueter. Les nanas, ces messieurs se les mettent sous clé. M’est avis que ça doit être duraille d’encorner un pote au Pays d’Aladin ! Voilées, déjà ! Au départ, c’est pas fastoche de faire son choix quand la frangine ne montre que ses lampions. Y a rien de plus traître que les gobilles. On se fait des idées à cause de leur couleur et de leur éclat, mais si ce qui va autour est tartignole, on en est pour sa gamberge. On a allumé les vitrines pour rien. Égoïstes, qu’ils sont, les Arabes. Chez eux, y en a que pour le bonhomme. À lui la bouffe, le farniente, le bourricot et les joies luxueuses. Madame Ben Méchose, elle n’a que le droit de rouler le couscous et d’attendre le bon plaisir de son matou.
À l’arrivée, tous ces beaux messieurs, dans des gandouras impecs, pourvues de ceintures aux couleurs chatoyantes, font des magnes, ou plutôt, pour employer le langage de l’endroit, des salamalecs. On s’incline, on porte la main à sa bouche, à son cœur, partout. Et puis ça se met à jacasser vilain. Au début, Pinaud, désireux de jouer les fiérots, leur déballe son marocain des grandes revues militaires. Mais personne ne l’entrave, le pauvre chéri, et il en est pour ses frais.
En douce, je surveille le comportement de notre ami Sirk Hamar, lequel sort des Vapes progressivement, il paraît doucement éberlué, le copain. Il pige pas.
Le cuisinier du bord, c’est un grand Noir grêlé qui guérirait le hoquet d’un tigre affamé. Il porte un grand tablier sale sur un short plus sale encore comme les bougnoules sur l’étiquette des bouteilles de rhum. Il dépose sur la table un plat immense rempli de je ne sais quelle abominable bouftance. Je veux pas être méchant avec la compagnie « Vermicelle »[2]
mais la nourriture du bord, un cleb de chez nous n’en voudrait pas.Ces messieurs ne font pas la fine bouche. Ils se servent et commencent à tortorer avec les doigts. Ça botte Béru, cette méthode. Il a toujours été contre les couverts, mon Gros. Les intermédiaires ne l’ont jamais emballé.