Des zigs qui poussent de drôles de bouilles, ce sont les vendeurs du B.H.V. lorsque je m’annonce dans leur sous-sol débordant de richesses quincaillères. Je commence par le rayon des coupe-tomates, je me dis qu’en Arabie, ça doit Intéresser l’indigène, ce genre d’article, vu que messieurs les Kelsaltipes n’ont pas grand-chose d’autre que les pommes d’or à se filer sous les chailles. Faut être pratique. Dans tous les patelins in the world, les gens adorent acheter des trucs qui ne servent pas à grand-chose, mais à la condition que les trucs en question possèdent une utilité apparente.
Je laisse le vendeur me baratiner et m’expliquer le fonctionnement de l’engin. C’est bête comme coupe-chou. Il y a une manivelle, un levier de vitesse et un volant. Ça ne se conduit pas plus difficilement qu’une deux-chevaux et ça te vous débite les tomates en rondelles minces comme les tranches de saucisson qu’on vous sert dans les restaurants à prix fixe.
Quand le bradeur m’a dûment démontré que cet appareil vous bouleverse une existence, au point qu’il y a la vie avant lui et la vie après, il se hasarde à me demander si j’en désire un.
— Non, lui réponds-je, mettez-m’en deux cent cinquante. Il s’étrangle, le pauvre sous-terrain. Il blêmirait bien, mais comme il a déjà la blancheur endive dans son sous-sol sans soleil, il s’abstient. Quand on n’a que des tubes de néon pour bronzer, on ne peut plus se permettre les réactions de tout un chacun, c’est fatal.
Outre les coupe-tomates, je fais l’acquisition de trois douzaines de fixe-chaussettes et de quelques postes à transistors destinés aux gars huppés du Kelsaltan. Me voilà paré pour jeter la perturbation sur les markas du pays de Sirk Hamar.
Ayant de la sorte préparé mon expédition, je rentre à la maison. Félicie me vote un sourire radieux : elle est en train de préparer un couscous, ce qui est de circonstance, vous l’admettrez ?
En termes prudents, je lui apprends que je suis chargé d’une mission au Moyen-Orient. Ça fauche sa joie. Elle se disait aussi que ça n’était pas normal, le retour à la maison de son Grand sur les six plombes.
— Veux-tu que nous allions au cinéma après le couscous, M’man ? Je lui propose.
— Tu y tiens ? me demande-t-elle.
— Pas plus que ça.
— Moi non plus.
Je suspends ma veste au portemanteau.
— J’ai envie de t’aider à faire la cuisine, M’man. O.K. ?
Elle en a les yeux qui s’embuent, ma parole ! C’est une dame qui pige tout, Félicie. Elle a très bien compris que si je suis aussi tendre, c’est à cause de mon départ du lendemain.
Elle sent que je cours un danger. Certains maris ont un drôle d’air lorsqu’ils viennent de faire du contrecarre à leur bourgeoise. Moi, j’ai sûrement une frite à part quand, comme le dit si éloquemment Béru, mes os risquent leur peau.
Je sais qu’elle ne me questionnera pas. Elle préfère ne pas le savoir, ce que je vais maquiller chez les arbis.
Tout en épluchant des navets sur la table de la cuisine, je me dis que, si je ne reviens pas de cette garce de mission, Félicie restera toute seulâbre dans notre petite maison douillette et j’en ai la gorge qui fait des nœuds, les gars. Je me pleurerais presque, si je m’écoutais. Non, ce n’est pas moi que je pleurerais, mais la solitude de Félicie. Les mères ne devraient jamais pouvoir perdre leurs lardons. C’est pas correct, il est indécent, le Bon Dieu, quand il permet de pareils coups fourrés.
De fil en aiguille, comme dirait mon tailleur, j’en viens à étudier ma mission d’un peu plus près. M’est avis que le big dabe nous a mis le nez dans un sacré sac de chose, les Gars ! il a trop lu Tintin, le Boss, ça a fini par lui court-circuiter le bulbe. Et puis faut dire aussi que son valeureux San-Antonio l’a trop gâté. À force de lui servir la lune sur un plateau à son petit déjeuner, il a fini par me prendre pour l’enchanteur Merlin.
Maintenant que je mate les choses un peu plus calmement, je réalise que je n’ai pas une chance sur cent de revenir du Kelsaltan Parce qu’enfin, les agents qu’on a expédiés là-bas pour enquêter n’étaient pas des enfants de chœur. S’ils y ont laissé leur derme, au pays du pétrole et des empalés, c’est bien parce qu’ils n’étaient pas de taille à doubler toute une population, non ? La logique !
Monsieur le Directeur de mes Trucs nous imagine fringués en arbis et jouant les caravaniers (d’Offenbach) à dos de dromadaire ! Moi je veux bien, mais j’ai idée que les Kelsaltipes vont un peu se frapper les jambons quand ils vont nous voir radiner sur nos ruminants à bosse.
Ils vont nous prendre pour Barnum ! Plus je gamberge à cette affure, plus je me dis que j’ai raison d’embarquer Sirk Hamar avec nous. Ce qui me chagrine, c’est qu’on soit obligé de l’empaqueter de force ; pourtant j’espère que lorsqu’il sera au pied du mur, il se comportera vaillamment, ce malfrat du désert.
— Tu as l’air soucieux, mon Grand, balbutie ma Félicie en tournant son couscous.
À travers la vapeur elle a l’air irréelle, M’man. Une apparition. Je secoue la tête.