Il m’adresse un coup d’œil significatif et m’entraîne à l’écart. Je le vois décrocher à un clou une sorte de grande outre dodue. Un système de pression permet d’en arracher la peau sur une des faces. À l’intérieur, bloqué dans une armature en matière plastique souple, se trouve un petit poste émetteur.
— De la part du Vieux, fait-il. Vous pouvez appeler le matin à dix heures, tous les jours.
J’adresse une nouvelle pensée attendrie au tondu qui, tout là-bas, dans la grisaille parisienne veille à tout avec un pareil luxe de détails.
Alvarez me passe la bride de l’outre sur l’épaule.
— Avec vos cavaliers, je ne vous vois pas très bien parti, me dit-il franchement. Enfin, que Dieu vous garde, señor commissaire !
CHAPITRE V
La frontière du Kelsaltan se trouve à quatre heures de dromadaire et à trois mois de voiture de Béotie. Cela pour la bonne raison que, pour l’atteindre, il faut parcourir une quinzaine de kilomètres dans le sable poudreux.
Le plus duraille, croyez-moi, — et si ne m’en croyez, allez vous faire cuire autant d’œufs que votre foie atrophié peut en supporter — le plus duraille, répété-je, ce sont les cent premiers mètres. Le gros tracas vient du gars Bérurier. Douze fois il dégringole de son vaisseau du désert. Douze fois, je suis obligé de descendre pour l’aider à se jucher sur son dromadaire, lequel a nom Anon. C’est une vraie sinécure. À la fin, je finis par l’arrimer sur sa selle avec des sangles et c’est alors qu’il prend le mal de mer, mon Intrépide ! Lui qui brave les tempêtes, sur la bosse de son ruminant il chope la nausée.
On pourrait nous suivre à la trace.
Et quelles traces, mes pauvres amis !
Il est jaune comme un canari, le Gonflé. Il tangue misérablement sur Anon et bredouille entre deux fusées que la vie n’est plus possible et que si l’on avait un chouïa d’estime pour lui, on se grouillerait de lui filer une praline dans le bulbe, manière d’abréger ses souffrances.
Son peu de self-control, il l’emploie à admirer Pinaud. Des années de sarcasmes et de houspillage viennent de se volatiliser soudain au spectacle de ce Pinuchet, silencieux dans sa gandoura blanche en tête de la colonne.
Pour ma part, j’ai l’estom’ pas tellement fiérot non plus. Ça me file le tournis, ce dandinement animalesque. Et ça fait mal aux miches, je vous l’affirme. J’ai l’impression de faire du tape-der sur un rocher. On peut pas croire ce qu’ils ont la bosse coriace, ces bestiaux.
— Si au moins on aurait touché des chameaux, lamente le Gros, j’ai idée que c’eût z’été plus fastoche. Entre les deux bosses on peut s’installer et attacher sa ceinture. Mais sur cette cochonnerie de dromadaire, y a pas moyen ! Et tu dis qu’on va faire joujou commako pendant trois cents bornes ?
Il se tait pour apporter un peu d’humus fertilisant au sable brûlant du Grand Rasibus.
On avance, lentement, avec seulement nos ombres fantastiques pour nous escorter.
Sirk Hamar se cramponne comme un perdu, sans piper mot.
— Ça te change des petits bars à malfrats de Pigalle, hein, Toto ? ricané-je.
Il ne desserre pas les lèvres. Ce qui se passe dans sa tronche n’est pas racontable. Il aimerait me tenir dans un coin peinard et avoir tous les ustensiles en main pour me faire payer ça.
Nous parcourons de la sorte un ou deux kilomètres. Le port de Béotie ainsi que la mer ont disparu, avalés par les dunes.
— J’en peux plus, affirme Béru. Tu me connais, San-A., pas feignant, il est, ton Gravos, à preuve c’est que j’ai fait du suif, pour venir, mais je suis t’au bout du rouleau, Mec. Ou alors laisse-moi z’y aller à pince dans ton bled pourri. Oui, à pinces, je veux bien. Mais ce canasson de malheur aura ma peau, t’entends ? Fendu en deux, je serai à l’arrivée, si j’arrive. Déjà que je sens plus mes bijoux de famille. C’est ce qui s’appelle faire d’une paire deux c… !
Je ne réponds rien. J’ai la pensarde délabrée. Tout ça est insensé. Et ça se goupille comme une opération d’appendicite dans une cabine téléphonique ! Déguisés en Arabes, gênés par ces fringues inhabituelles, ballottés sur des dromadaires idiots, nous fonçons dans le désert, lamentablement !
Et tout ça parce que Monsieur le Dabe qui se gargarise avec du tricolore soir et matin et qui s’en épingle au calcif, a voulu donner une leçon aux Services Secrets. L’opération sans retour !
Le seul de l’expédition qui jacte le kelsaltipe est un truand redoutable qui aimerait nous arracher les yeux avec une cuillère à café (ou à thé à la rigueur). C’est bath, non ?
Le sable poudroie sous le soleil. En v’là un, là-haut, qui prend ses aises ! Oh ! la vache, ce qu’il nous déverse comme calories !
Nous en prenons plein la nuque. J’ai déjà la bouche plus sèche que la voix d’une surveillante générale de collège anglais.
Pour la première fois de ma carrière, mes frères, j’ai grande envie de tout laisser quimper. Oui, j’ose l’avouer, je suis prêt à dire pouce avant même d’être arrivé à pied d’œuvre.