D’après mes calculs, nous avons dû parcourir le tiers de la distance qui nous sépare de l’émirat d’Aigou. Donc il nous faut arpenter les dunes pendant encore quatre à cinq jours sous ce soleil forcené. Pour comble de bonheur, il ne reste plus beaucoup de carburant liquide. Le Gravos, qui s’était muni de quelques bonnes bouteilles, les a bues, mine de rien dès le premier jour, ce qui l’a guéri du mal dromadairien, mais dès le deuxième, sa pépie le tenaillant, il s’est rabattu sur l’eau de nos outres. « Juste une petite lichette histoire de m’arroser la glotte » prétendait-il chaque fois. Seulement une gorgée bérurienne ça n’est pas la gorgée de tout le monde. Un demi-litre à chaque lampée, c’est sa capacité buccale, à Béru. Avec de l’entraînement, il pourrait sûrement faire mieux.
À l’aube du troisième jour, je déclare l’état d’urgence et je fais attacher les deux dernières outres de flotte sur ma bête afin de pouvoir mieux les contrôler. Le rationnement, ça n’a jamais créé une bonne ambiance dans la troupe. Chez les civils non plus, du reste. Aussi mes méharistes me font-ils grise mine.
— Obliger des poulagas à enquêter dans un patelin pareil, lamente Sa Rondeur, c’est du vice. On s’en tamponne de ce qui peut arriver ici, non ?
Et d’ajouter, en désignant d’un geste superbe l’immensité sableuse.
— Quand je pense que des tripotées de Parisiens passent onze mois de l’année à faire des éconocroques pour aller se rouler dans le sable pendant le douzième ! Faudrait les amener un peu par ici, les vacanciers, ça leur ferait les pinces ! Ah ! les mecs, ce que je donnerais pour me trouver à Nanterre chez ma belle-sœur !
— Parle pas tant, conseille Pinuche, ça te déshydrate la menteuse.
Le pauvre Mahousse promène une langue chargée comme un ciel d’orage sur ses lèvres craquelées.
— On croit se lécher et on se râpe, nostalgique-t-il. Maintenant, c’est fini, je verserai plus un fifrelin aux mineurs quand c’est qu’ils seront en grève. Quand je pense que je les plaignais ! Je me disais qu’ils se tapaient un sale turbin. J’étais louf : ils sont à l’ombre au moins, ces veinards.
Et nous allons, nous allons.
Il fait de plus en plus chaud.
De plus en plus soif.
De temps en temps on aperçoit un amoncellement à l’horizon. On se dit, dans le secret de sa gamberge que c’est sûrement une oasis. Et tout ce qu’on trouve, ce sont des rochers plus brûlants encore que le sable.
Pinaud, j’ai idée que ça va le terminer, ce voyage, s’il s’en sort. Il semble devenir momie sur la bosse de son dromadaire. Il se dessèche à vue d’œil. Sa peau devient cuivrée sous la bronzine. Il a l’œil plus terne que celui de sa monture et sa moustache pend comme les moignons d’un pingouin.
Le mot pingouin me fait évoquer une banquise immense, dont j’aimerais casser un morceau pour le plonger dans un verre de Cinzano.
Dans le courant de la troisième nuit, je suis éveillé par Sirk. Il a les menottes aux poignets, comme chaque noye et ça ne lui permet pas de prendre des positions voluptueuses sous la tente.
— M’sieur le commissaire ! appelle-t-il.
J’émerge du cauchemar dans lequel je me débattais. Un cauchemar complètement déshydraté.
Le visage luisant de sueur de Sirk est pareil à un masque de cire.
— Qui a-t-il, mon pote ? je grommelle.
Pour me rendormir, maintenant, c’est scié. Je lui boufferais la rate, à ce malfrat, si seulement j’avais un bon demi de Kronenbourg pour la faire passer.
— J’entends une source ! me dit-il.
Je bâille.
— T’as rêvé, mon gars. On ne fait que des rêves commak dans ton bled infernal.
— Mais non, fait-il en tendant le doigt pour requérir mon attention, écoutez !
Effectivement, un glouglou ensorceleur me parvient. Pas d’erreur, un filet d’eau s’épanche quelque part.
Je bondis hors de la tente, les glandes salivaires toutes prêtes à s’humecter. Aurions-nous bivouaqué près d’un point d’eau ?
Après tout, c’est possible. J’ai forcé mes hommes à avancer au crépuscule pour profiter de la fraîche et il se peut qu’au moment de la halte je ne l’ai point remarqué.
Le bruit provient de derrière la tente. Flanqué d’Hamar j’y cours. Et qu’aperçois-je ? Pinuche, à genoux sur le sol, qui répand dans le sable le contenu de nos outres. Sur l’instant je n’en crois pas mes chasses. Je me demande même s’il ne les remplit pas plutôt à une source. Mais non : le clair de lune, sans être celui de Werther (qui ne s’use pas même si l’on s’en sert ; est suffisant pour me révéler la hideuse réalité.
— Pinaud ! N… de D… ! meuglé, qu’est-ce que tu fabriques ?
— J’arrose mes poireaux, répond aimablement la Vieillasse en poursuivant son manège.
« Avec cette sécheresse, termine-t-il, je crains bien ne pas pouvoir les sauver !
Je lui saute sur le paltok. Il est devenu dingue, le père Pinuche ! Une insolation, je suppose. À force de morfler le mohammed derrière le cigare ça devait arriver !
Aidé de Sirk, pourtant handicapé par les menottes, je le ceinture. Mais il est trop tard, les deux dernière outres sont complètement vidées.