Il nous regarde pour jouir de nos réactions. Je lui dédie une grimace éloquente.
— Et depuis on n’a pas eu de nouvelles de notre agent ? fais-je doucement.
— Non, déclare le Dabe. Les autorités de Kelsalmecque ont, paraît-il, fait des recherches qui n’ont donné aucun résultat. À croire que les deux hommes se sont désintégrés. Lors, les Services Secrets français ont dépêché un homme à eux dans la région de l’atterrissage forcé. L’enquêteur a été assassiné d’un coup de couteau dans le dos le lendemain de son arrivée. Aussitôt, deux autres agents sont partis là-bas Tous deux ont été retrouvés empoisonnés dans leur chambre d’hôtel.
Nous nous exclamons comme il sied.
— C’est pas là-bas que J’irais passer mes vacances ! affirme énergiquement Béru.
Le Big Dabe lui coule un regard bleu indéfinissable.
— Vos vacances, peut-être pas, fait-il, mais c’est là-bas que j’aimerais pourtant vous envoyer.
Il manque en avaler son râtelier à impériale, Béru, et il a sa glotte qui fait le grand, écart.
— Car, lance énergiquement le Vieux, la France ne saurait rester sur cette série d’échecs. M, le ministre m’a pressenti pour me demander si J’avais des hommes capables de réussir là où les gens des services secrets ont échoué. Alors, messieurs, j’ai répondu par l’affirmative !
Un silence. Il re-toussote.
— Bien entendu, continue le Tondu, je ne force personne. Libre à vous de refuser pareille mission. Mais l’honneur de mes services est en cause. Je vous ai réunis, vous, parce que vous êtes les meilleurs éléments de cette maison…
Y a du rengorgement plein la pièce. On se gratte le bout du noze, modestes.
— San-Antonio, fit le Dabe, vous déclarez-vous prêt à partir ?
— En avez-vous douté, m’sieur le Directeur ? bêle cette buse de San-A, toujours prête à se faire trouer la paillasse pour la gloriole.
— Non, mon cher ami. Vous allez choisir deux compagnons d’équipée. Mais auparavant, je voudrais que M. Oscar Avane ici présent vous fasse un rapide cours sur le Kelsaltan, pays peu connu des Européens. Lorsqu’il en aura terminé, vous saurez quelles qualités doivent être requises pour entreprendre l’enquête dangereuse dont je vous charge.
Fermez le ban !
On petit frémissement court dans l’assistance. Mes compagnons me matent à la sournoise pour voir comment je me comporte. La perspective d’une virée aussi délicate dans ce bled pourri ne les tente visiblement pas. C’est assez de morfler des gnons et des bastos en Europe en faisant la guérilla aux malfrats, mais s’il faut, par-dessus 1e marka, louer Lawrence d’Arabie à prix de faveur, alors là ils ont envie de balancer leur plaque de matuche dans la première poubelle venue et de rengager dans les P. et T. afin d’y jouer les affranchis.
Le dénommé Oscar Avane, l’homme qui paraît être le fils légitime d’un hareng saur et d’une bouteille d’huile d’olive, s’avance vers la carte. C’est un monsieur élégant, aux gestes aisés et à la voix caressante.
— Messieurs, attaque-t-il, peut-être le savez-vous déjà, mais l’Imanat de Kelsaltan résulte d’un éclatement de l’Arabie karbonate de Séoud survenu tout de suite après la guerre qui opposa ce pays à l’Angleterre sous le règne de Fotomathon 1er
. C’est un pays dont l’étendue est sensiblement égale à celle de la France.— Sauf que la capitale, c’est pas Paris, gouaille l’Abominable.
Oscar Avane lui virgule une œillade glacée et poursuit ;
— La capitale, comme vous l’a dit monsieur le Directeur, s’appelle Kelsalmecque et les habitants du Kelsaltan sont les Kelsaltipes.
Unique richesse du pays : le pétrole. Le long du littoral, on fait un peu d’agrumes et, sur les premiers contreforts des Monts Zémerveils, paissent des troupeaux d’astrakans nains, mais ce sont là des ressources très secondaires. Le Kelsaltan est officiellement gouverné par l’Iman Komirespyr ; en fait, ce pays se subdivise en petits émirats dont le plus important est l’émirat d’Aigou. Chacun des émirs qui les dirigent est en fait un monarque indépendant qui fait fi des directives de la capitale. L’unité du Kelsaltan n’est donc qu’illusoire. Les émirs sont des gens très riches à cause du pétrole, vous vous en doutez. Ils vivent en mauvaise intelligence…
— Ce sont tous des c… ? s’inquiète le Terrible.
Ses interruptions, à Béru, ce sont des excréments qu’on enjambe. Aussi Oscar Avane poursuit-il sans même l’honorer d’un regard :
— Les mœurs sont très primitives, là-bas. Les émirs et leur cour exceptés, la population vit misérablement.
— Laissez arriver les Popofs, prophétise sourdement le gauchissant Béru.
Cette fois, son avis revêt quelque pertinence car Avane branle le cigare.
— Justement, approuve-t-il, ils arrivent. Leur doctrine pousse comme blé en Beauce dans ce peuple sous-développé, qu’on mène au fouet et qu’on laisse crever de faim. Les émirs roulent dans des Cadillac sans réaliser que le jour est proche où les Kelsaltipes les arroseront de leur sacré pétrole pour y mettre le feu.
Le Dabuche tousse, gêné. Il aime pas qu’on tartine trop sur ce terrain. Il a des idées préconçues avec la manière de s’en servir.