— Pour en revenir à l’affaire qui vous intéresse, messieurs, reprend Oscar Avane, je vous précise que l’avion de la Trans-Lucide est posé dans l’émirat d’Aigou, lequel est gouverné par l’émir Obolan, le plus vif opposant au gouvernement officiel. Je vous ai dit que ces émirs avaient presque leur autonomie, j’ajoute qu’Obolan est un tyran gorgé d’or et pétri d’ambition. Ce n’est pas un secret, il vise à détrôner l’iman Komirespyr pour prendre sa place. Ensuite, il balaiera les autres émirs afin d’opérer l’unification du Kelsaltan et de devenir un véritable chef d’État.
Je lève le doigt comme à l’école.
— Vous pensez donc, monsieur Avane, que dans la mesure où l’avion s’est volontairement posé sur l’émirat d’Aigou, cela impliquerait une complicité de l’émir Obolan ?
— Sans aucun doute, affirme Oscar Avane, et voilà pourquoi les enquêteurs des services secrets sont morts. Dès qu’un Européen débarque dans ce pays, ce qui est extrêmement rare, les sbires de l’émir Obolan n’ont aucun mal à le repérer et, s’il fait montre d’une curiosité insolite, le suppriment.
— On ne peut pourtant pas déclarer la guerre au Kelsaltan, pour faire tranquillement une enquête, soupire le cher Pinuche.
— D’autant plus qu’on serait pas certain de la gagner, renchérit l’Obèse.
Le Vieux frappe dans ses mains et nos attentions se remettent en rang.
— J’ai eu une idée, annonce-t-il avec emphase.
Béru va pour s’exclamer « qu’une fois n’est pas coutume » mais je lui propulse un coup de tatane dans les pilotis à titre préventif.
— Ceux qui partiront en expédition vont se déguiser en Arabes, déclare-t-il. Ils débarqueront à Béotie, le port du sultanat d’Analfabeth, pays de l’émirat d’Aigou. Là, une petite caravane de dromadaires les attendra. Ils gagneront par petites étapes la ville de Toutal-Aigou où se trouve le palais d’Obolan. Ils seront officiellement marchands de bimbeloteries et feront du commerce.
Oscar Avane intervint.
— Je me permets de préciser au passage, si M. le Directeur le permet, que le peuple kelsaltique est très sensible aux marchands ambulants. Munissez-vous de denrées peu coûteuses, dans l’esprit « Tout à cent francs » et vous deviendrez vite des personnages considérés.
— Tout ça est très joli, admets-je, mais comment nous débrouillerons-nous du point de vue dialecte ?
Oscar Avane branle son chef vert-de-gris.
— Les Kelsaltipes parlent un arabe fouinaze qu’on ne retrouve chez aucun autre peuple du Moyen-Orient. Les plus évolués connaissent l’anglais, quelques-uns le français. Il vous suffira de prétendre que vous venez d’Afrique du Nord.
Le Vieux intervint. Ça le démangeait, le chéri, car cela faisait longtemps qu’il n’avait rien bonni.
— J’ai remué tout Paris pour essayer de vous trouver quelqu’un parlant le kelsaltipe, en vain. Il faudra donc user du système que préconise M. Avane.
— Nous verrons, acquiescé-je. Reste maintenant à trancher la question de mes collaborateurs. Il me faut des gars à la tête froide.
— Pour aller se baguenauder au soleil, c’est préférable, en effet, plaisante le Tonitruant.
Je continue, à l’intention de monsieur mon patron :
— Ces gens doivent être jeunes, hardis, souples, pleins d’audace.
— Mince, tu vas pas tourner Tarzan ! ricane Béru.
Il est déconfit, mon Gravos. Le signalement du compagnon idéal que je viens de donner — la hardiesse mise à part — ne correspond pas du tout au sien.
Je fais front à mes collaborateurs. Mathias, Ronchond et Nabus sont jeunes, sportifs et célibataires…
— Il y a des amateurs ? je questionne.
Tous lèvent la main, excepté mon père Pinuche. Ce dernier actionne son vieux briquet à la flamme aussi fumeuse qu’une cheminée bouchée et se flambe trois millimètres de moustache, sous le fallacieux prétexte de ranimer son mégot. J’ai un pincement au cœur. Habituellement Pinuche est toujours partant pour les équipées dangereuses. Faut croire qu’il vieillit. Je soupire. Un petit coup de flou met de la buée sur mon âme romanesque.
— Je pense, déclaré-je, que je vais choisir Mathias et Nabus.
Les deux intéressés s’inclinent, la roseur de la gloriole au front.
Lors, l’Énorme se met à barrir comme un troupeau d’éléphants auxquels on passerait les trompes à la scie circulaire.
— Merci pour la délicatesse, fulmine sa Divinité mal braguettée ; alors, on se dévoue toute une carrière pour un monsieur dont au sujet duquel on a la sottise d’admirer les prouesses, et dès qu’il peut vous faire une crasse, il s’empresse !
Il tourne sa face Violette vers le Boss.
— M’sieur le Directeur, fait-il, j’ai le regret de vous donner ma démission, et sans vous l’envelopper dans du papier-cadeau ! Il est pas question que je restasse z’encore dans une maison dont on m’humilie.
— Calme-toi, éponge, recommande-je. Si je ne te prends pas, c’est pour une raison bien simple…
— À cause que j’ai pas la souplesse boa, ni le courage Bayard, et que j’ai un brin de carat ? grince mon dévoué camarade.
Il s’éloigne de nous, s’approche du mur, y appuie son bras replié et se met à chialer dans son coude, à gros sanglots.