— Pour me le faire, il me faudrait une mitraillette jumelée, assure-t-il. T’aurais pas une épingle que j’y crève les lampions ?
J’ai une épingle. De sûreté ! Je l’ouvre et la fais discrètement choir sur le sol.
— Fais encore un tour et tu te laisseras tomber ici pour la ramasser !
Il a pigé. Cette fois, devant sa fuite éperdue, l’assemblée proteste. Le Gros (qui est devenu le petit) attend un atout de l’autre qui justifiera son billet de parterre. Ça vient, mais Béru l’efface mal et il est groggy.
Un Arbi s’approche du ring et compte en kelsaltipe les fatidiques secondes.
— Lève-toi, Gros ! m’égosillé-je. Lève-toi !
Il ne bouge pas. L’arbitre improvisé poursuit sa comptabilité. Il doit en être à six.
— Lève-toi tout de suite : voilà Berthe !
Ça commotionne Alexandre-Benoît, il réagit, se lève. Miracle, l’épingle n’est plus à terre. L’a-t-il ramassée ? Je le souhaite. King-Kong veut en finir. Il s’élance. Béru se baisse, l’autre culbute dans la corde. Un pieu est arraché. Le gars tombe, face à terre. Béru en profite pour se jeter sur lui. C’est la première fois qu’il a semblant davantage. D’un coup de reins, Tranche-Montagne s’en débarrasse. Béru roule sur le flanc. Alors l’autre s’agenouille pour lui faire un étranglement. Il porte ses battoirs au cou de mon camarade. Ils sont ventre à ventre. Le mufle du lutteur kelsaltipe fait un bruit de turbine.
Béru sort déjà une langue plus longue que le tapis qu’on déroule sur l’aire d’atterrissage d’Orly lorsque le général rentre de ses prestations à domicile.
C’est la fin, je m’apprête à jeter la serviette, compromettant par ce simple geste une éventuelle descendance des Bérurier. Mais qu’arrive-t-il ? Tranche-Montagne a un soubresaut. Il lâche le gosier du cher Béru pour porter ses mains à son bas-bide.
En deux énergiques soubresauts, Béru est sorti de sous la carcasse de son antagoniste. Je le crois, maintenant quand il m’affirme avoir fait du rugby au régiment. Il botte un de ces coups de pied de pénalité dans la tronche du gorille qui ferait mourir de jalousie notre cher Albaladejo. L’autre éternue et regarde son adversaire.
— Attends, ma carne, je te vais servir les légumes en même temps, halète Bérurier.
Il fait un saut de champion et s’abat de tout son poids sur la poitrine du mammouth. Cent dix kilos de charge utile dans les cerceaux, ça compte, même quand on est un super-superman. Tranche-Montagne ne tranche plus rien.
Il suffoque. Lors, ma Gravosse s’agenouille à côté de son adversaire ; du tranchant de la main il mitraille le cou du quasi-vaincu. On dirait un boucher cisaillant un os de bœuf à grands coups de coutelas. Cette fois, le gorille tourne de l’œil, c’est net. Mais Béru ne s’en aperçoit pas. Il ne veut pas s’en apercevoir. Superbe dans sa noire fureur, il frappe, et frappe, et refrappe, et frappe encore ! Puissant, généreux, invincible !
Il est devenu mécanique. Oui, c’est une machine à mettre K.O. Une machine à détruire les gorilles.
— Arrête les frais, Gars ! lui crié-je. Il a son taf.
Sa Rondeur ralentit, s’arrête et considère le grand corps inerte étalé à ses pieds. Il se redresse et fait quelques mouvements du bras afin de rétablir sa circulation.
Puis, s’adressant aux monarques, il leur lance :
— Eh ben, Mes Majestés, faut-il vous l’envelopper, c’est pour emporter ?
Un tonnerre d’applaudissements. Ils n’en reviennent pas, les émirs, de cette prouesse. Y a l’Iman qui vote une gratification spéciale avec mention du jury. Des gardes viennent choper Tranche-Montagne par les lattes et l’évacuent, comme les péones des arènes évacuent un taureau mort.
— Tu as été sensas, Gros, applaudis-je.
— J’ai fait comme j’ai pu, me dit-il. Heureusement que j’avais ton épingle. C’est pas qu’elle était grosse, mais je l’y ai planté dans les breloques. Je m’ai dit que du moment qu’on allait les y couper, c’était pas la peine de se gêner, tu comprends ?
Je comprends.
Maintenant, c’est à moi.
À moi de jouer pour l’honorable assistance d’abord.
À moi de jouer pour mon compte personnel after.
Mon numéro est sobre, classique, impec.
Je fignole. Je commence par une petite série de boules de verre jetées en l’air par Pinuche — mon assistant — et que je pulvérise à coups de pistolets. Puis je coupe des cigarettes aux lèvres du même Pinuche. Il a drôlement confiance en mes qualités buffalobiliennes, le Déchet. Recta, je cisaille les mégots au ras de ses moustaches de rat. Ça plaît. On m’applaudit. Le pétard de précision du père Obolan me botte. J’ai bien envie de le lui sucrer à la faveur de ces réjouissances. Mon petit doigt me chuchote qu’il pourra m’être utile dans pas longtemps et sans doute avant. Aussi, lorsque j’ai réussi le clou de mon numéro : un tir à la renverse accompli en visant dans un miroir, il ne m’est pas difficile de glisser la seringue dans ma gandoura au lieu de la remettre dans son écrin.
Ouf ! Nous en avons fini. Maintenant c’est le mangeur de feu qui va se déguiser en lampe à souder. Puis viendront les danseuses, Sirk, etc… J’ai du temps devant moi.