L’agent que nous avons délivré n’est plus sous les coussins. Il est agenouillé, les mains liées dans le dos. Assis sur des tabourets, les deux Russes blonds attendent, en fumant d’horribles et pestilentielles cigarettes. Ils ont l’un comme l’autre un pistolet mitrailleur sur les genoux. Je n’ai pas le temps de tenter quelque chose, fût-ce ma chance à la Loterie Nationale. Les deux canons d’acier bleui nous dévisagent déjà de leur petit œil sévère. Je vous jure que c’est intimidant.
D’un mouvement de tête, l’un des blondinets nous fait signe d’avancer.
Nous avançons. Un joli morceau de moment s’écoule, non homologué par Lip. Personne ne parle. Nous nous dévisageons seulement et chacun classe ses pensées par paquets de quatre, histoire de clarifier un peu la conjoncture.
C’est l’impertinent San-A. qui met fin à la grève des glandes salivaires :
— Alors, les gars, fais-je, on se fait cuire une soupe ou bien on se lave les pieds ?
C’est pas du Bergson, en fait d’interpellation, mais ça dit bien ce que ça ne veut pas dire. Le charme est brusquement rompu, si on pouvait appeler charme la tension qui nous muselait.
Le plus âgé des deux Popofs s’amène vers moi, un léger sourire aux lèvres.
Il n’est pas antipathique, ce grand garçon à l’air suave. On dirait un étudiant attardé. Le genre de gars qui est plein de bonne volonté mais qui loupe ses examens parce qu’il lui manque trois grammes de phosphore.
— Vous êtes français ? fait-il.
— Par le mari de ma mère, oui, À qui ai-je l’honneur ?
Il oublie ma question et poursuit :
— Deuxième bureau ?
— À gauche en sortant de l’ascenseur !
Je n’ai pas le temps de laisser mon sourire s’épanouir. Il vient de me balancer un coup de crosse dans les chailles et mes lèvres tuméfiées me semblent soudain épaisses comme celles d’un hippopotame.
On dirait que ça se gâte.
On dirait même que c’est complètement gâté, mes loutes.
Pinaud fait une mine de drapeau mouillé ; Sirk, quant à lui, considère l’infaillible San-A. d’un œil critique et désabusé.
Le Russe qui m’a frappé dit un mot à son compagnon. Ce dernier lui tend son pistolet mitrailleur. Lors, nanti des deux armes, mon dilatateur de lèvres grimpe sur un tabouret afin de nous tenir tous en respect plus aisément. Pendant ce temps, l’autre nous fait placer à genoux et nous attache les poignets dans le dos, comme il l’a fait avec Gérard. Nous avons l’air de fidèles en prières, ou de suppliciés attendant que la hache du bourreau s’abatte sur leur nuque.
Sur le moment, je me demande pourquoi ils se livrent à cette séance dans ma chambre alors que des prisons secrètes sont disponibles, avec la panoplie du parfait inquisiteur. Mais je crois piger : ils attendent le retour du Gros. Ils savent que nous sommes quatre et ils veulent tous nous cueillir sans bavure. Ils se méfient des indigènes et mènent leur petite affaire tous seuls. Sans doute redoutent-ils qu’on alerte notre ami et qu’il parvienne à leur échapper ?
Effectivement, une fois que nous sommes agenouillés en rond au milieu de la pièce, les deux hommes continuent d’attendre.
J’ai beau taquiner mes cellules grises, je n’arrive pas à les porter à l’incandescence. Je connais les hommes (les femmes aussi, par la même occasion) et je sais qu’on n’a pas grand-chose à espérer avec ces deux gars d’acier. Ils sont trop vigilants, leurs réflexes sont trop fulgurants (j’en sais quelque chose) pour que nous puissions espérer les feinter. À la moindre tentative, on prendra du plomb.
Un quart d’heure s’écoule de la sorte, dans un silence quasi religieux, très compatible avec notre position. Au fait, que fabrique-t-il, mon Béru ? Dans quelle histoire s’est-il embringué pour ne pas être ici alors que je lui avais donné l’ordre de veiller sur Gérard ? Notez que jusqu’à nouvel ordre sa désobéissance aux ordres est une bonne chose.
Tout à coup, la porte s’ouvre et une grosse femme paraît dans l’entrebâillement. On dirait une bohémienne enceinte. Elle a le teint presque marron, de larges anneaux de cuivre aux oreilles, un foulard écarlate autour de la tête et des cheveux noirs qui lui tombent sur les épaules. Elle porte une espèce de longue robe imprimée qui lui descend jusqu’aux pieds.
En nous apercevant, la femme a un tressaillement et bat en retraite. Mais l’un des deux Russes, celui qui a les mains libres, se précipite et la ramène dans la pièce. Il lui demande, en français ce qu’elle vient faire ici. La grosse bohémienne ne pige pas et exprime son incompréhension par gestes. Les Russes lui font signe de s’asseoir sur le sofa. Elle a une mimique désespérée pour demander « Mais qu’est-ce que j’ai fait, moi ? ». Nos surveillants ne se donnent pas la peine de lui fournir des explications. Alors la bohémienne se résigne. Elle reste tranquille, jouant avec les coussins comme le ferait une petite fille de la campagne en visite chez Mme la Baronne.