Elle a été beaucoup plus forte que moi, elle m'a prié plus de 20 fois d'avoir pitié d'elle et de ses enfants, de son avenir, et elle était si belle dans ces moments (et quelle est la femme qui ne le soit pas) que si elle avait eu envie d'être refusée, elle ne s'y serait pas prise de cette manière, car comme je t'ai déjà dit, elle était si belle qu'on aurait pu la prendre pour un ange descendu du ciel. Il n'y aurait pas d'homme au monde qui ne lui aurait cédé dans ce moment tellement le respect qu'elle inspirait était grand; aussi est-elle restée pure; elle peut passer la tête haute devant tout le monde. Il n'y a pas une autre femme qui se serait conduite comme elle. Certainement, il y en a qui peuvent avoir plus souvent des mots de vertus et de devoirs en bouche, mais plus de vertus dans le cœur, pas une. Je [ne] t'en parle pas ainsi pour te faire valoir mon sacrifice, avec toi je serais toujours en retard quand nous viendrons sur ce chapitre, mais je te dis tout ceci pour te faire voir combien mal on peut juger quelquefois sur les apparences. Une chose aussi fort singulière: avant [d'] avoir reçu ta lettre personne au monde ne m'avait même prononcé son nom; ta lettre à peine arrivée, comme pour confirmer tout ce que tu me prédisais, le soir même je m'en vais au bal de la Cour et le Grand Duc héritier me plaisante sur elle, ce qui m'a tout de suite fait conclure que dans le monde aussi, on avait dû faire des remarques sur mon compte, mais sur le sien je suis sûr que personne ne l'a jamais soupçonnée, et je l'aime trop pour vouloir la compromettre, et comme je t'ai déjà dit une fois, tout est fini et j'espère que lorsque tu reviendras, tu me trouveras radicalement guéri.
Je ne t'ai pas écrit le jour où je t'ai renvoyé la pétition au Roi, parce que je voulais t'écrire une lettre qui pouvait te faire plaisir et dans ce temps-là je n'étais ni tout à fait content de moi ni sûr, au lieu qu'aujourd'hui je suis calme et tranquille.
Gevers a perdu son père et si tu veux lui écrire une lettre de condoléances bien triste, et si cela te fatigue le moins du monde tu peux t'en éviter la peine, car je puis t'assurer qu'il a supporté cette perte avec un courage vraiment héroïque, et quand j'ai été chez lui pour le consoler, le second mot qu'il m'a dit: «Mon Dieu comme ceci dérange tous mes projets, je voulais aller en congé l'année prochaine et faire un voyage avec mon père en Italie, voilà que tout est dérangé…». J'espère que tu reconnais à cette phrase ton délicieux collaborateur, qui du reste a eu l'air très piqué de ce que je lui ai posé une feuille de papier sur les dernières phrases de la pétition, et il m'a dit qu'il ne savait pas pourquoi je prenais toutes ces précautions, qu'il n'avait pas l'habitude de s'occuper de ce que ne le regardait pas.
Voilà encore une nouvelle histoire qui s'est passée à notre régiment et qui fait furieusement du bruit.
Nous avons été obligés de chasser du régiment Thisenhausen, le frère de la comtesse Panin, ainsi que Novosilsoff, un officier qui venait d'entrer au régiment. Ces messieurs avaient fait une espèce de dîner de corps avec des officiers d'infanterie et une fois pris de vin, ils se sont disputés et appliqués des soufflets. Les gaillards, au lieu de se brûler la cervelle, se sont embrassés et raccommodés et ont tenu la chose secrète. Mais enfin le pot-aux-roses s'est éventé, cela est venu à notre connaissance et aussitôt ils ont été expulsés et le Grand Duc [les] a fait passer à l'armée avec le même grade, ce qui doit être très flatteur pour le corps d'officiers où on les envoya.
J'ai aussi une fort mauvaise nouvelle à te donner. Il paraît que lorsque nos trois années seront expirées dans la maison Vlodek, il faudra déménager, car ce sont les Savadofsky qui vont y démeurer. Leur mère leur a vendu, peut-être te fera-t-on des propositions pour déménager plus tôt. Je t'avertis, tu feras ce que tu voudras, mais c'est dommage, c'était un logement bien agréable et bien commode.
J'ai parcouru toutes les campagnes de la Novederévne, je n'ai [pas] trouvé qui puisse nous convenir, les meilleures sont déjà prises et dans celles qui restent il y a des punaises à foison, de sorte que je n'en prendrais pas. Cela ne vaut pas la peine, d'autant plus que le logement que me donne la couronne n'en a pas, mais il est trop petit pour deux. Mais voilà ce que je ferais si par hasard tu arrivais avant que ton ancien logement ne soit prêt. Je te ferai arranger le mien, et cela te suffira pour quelques jours. Car ton logement sera vidé le 18 mai et tu ne viendras guère avant la fin du mois. Je te prierai aussi de me marquer ce qu'il faut que je fasse et si tu veux faire faire quelque changement avant ton arrivée.