Oui, mon père me les a révélées avant de mourir.
Le frère portier a balayé du regard les alentours et observant qu'ils se trouvaient seuls, il lui dit d'une voix discrète :
Si vous apportez en ces lieux une vocation pure et sincère, je crois que vous n'aurez pas de difficultés à respecter nos disciplines les plus rigides ; néanmoins, je dois vous avertir que le père Épiphane qui est le directeur de cette institution, est l'esprit le plus dur et le plus arbitraire qu'il m'ait été donné de connaître dans toute mon existence. Cette retraite est le fruit d'une expérience qu'il a initié avec votre digne père, il y a plus de vingt ans. Au début, tout allait bien, mais ces dernières années, le vieux Aufide Priscus abuse largement de son autorité, surtout depuis le départ du frère Marin pour l'Italie. Le père Épiphane est devenu despotique et presque cruel. Peu à peu, il transforme cet abri du Seigneur en une caserne de discipline militaire, là-même où il a fait son éducation.
La petite-fille de Cneius Lucius l'écoutait profondément étonnée.
D'après ce que disait le portier, son vif esprit a immédiatement compris que la retraite des enfants de la prière était également pleine des plus lourdes intrigues.
Toutefois, alors qu'elle réfléchissait à ses considérations, le frère Philippe continuait :
Imaginez-vous que notre supérieur change l'ordre de tous les enseignements, créant les plus incroyables extravagances religieuses. À l'opposé des enseignements de l'Évangile, il nous oblige à l'appeler « père » ou « maître », des noms que Jésus lui-même s'était nié à accepter dans sa mission divine. En plus d'inventer toute sorte de travaux pour les quarante deux hommes désenchantés du monde qui vivent ici, il applique à sa manière les leçons de Jésus. Si bien que pour le bien de notre communauté chrétienne, nous ne pouvons rien révéler à l'extérieur. Il est lamentable d'observer que l'enceinte est pleine de symboles qui nous rappellent les cérémonies matérielles des dieux cruels. Et nous ne pouvons rien dire sur un ton de critique ou de censure puisque le père Épiphane règne sur nous en roi.
La jeune fille n'avait pas encore réussi à donner son avis vu l'aisance avec laquelle le portier s'exprimait, que le bruit de pas forts qui approchaient est monté à eux, Philippe se tut, habitué qu'il était à des scènes comme celles-ci, et modifiant l'expression de son visage, il s'est exclamé d'une voix étouffée :
-C'est lui!...
Dans ses habits étranges et pauvres, Célia n'a pas réussi à dissimuler son étonnement.
Sur le seuil d'une large porte est apparue la figure d'un vieil homme d'environ soixante-dix ans dont les traits physionomiques présentaient la plus profonde expression conventionnelle et une fière sévérité. Il s'habillait comme un prêtre romain à l'apogée des temples polythéistes et se soutenant à une robuste canne, il promenait de toute part son regard fulgurant comme pour chercher des motifs d'exaspération et de mécontentement.
Philippe ! - s'exclama-t-il sur un ton intempestif.
Maître - répondit le frère portier, avec la plus feinte humilité -, je vous présente le fils de Marin que son cœur de père n'a pas pu accompagner jusqu'ici, étant donné son décès brutal à Minturnes.
Entendant ces éclaircissements inattendus, Épiphane a marché vers le jeune qui lui était complètement inconnu et prononça presque sèchement la salutation évangélique comme un lion se faisant agneau :
Paix au nom du Seigneur !
Célia répondit comme son vénérable ami le lui avait enseigné avant sa mort et elle remit au supérieur de la communauté la lettre paternelle.
Après avoir rapidement parcouru le parchemin, Épiphane a souligné avec austérité :
Marin doit être mort avec tout son idéalisme de cigale.
Et comme s'il avait émis cette idée rien que pour lui, il a ajouté avec une expression sévère, s'adressant à la jeune fille :
Veux-tu vraiment rester ici ?
Oui, mon père - a répondu le supposé jeune homme, à la fois timide et respectueux. - Poursuivre les traditions de mon père a toujours été mon désir, depuis mon enfance.
Ce ton humble a satisfait Épiphane qui lui a parlé moins agressivement :
Tu sais, néanmoins, que notre organisation csi constituée de chrétiens convertis qui peuvent coopérer dans nos efforts non seulement avec les valeurs spirituelles mais aussi avec les recours financiers indispensables à nos réalisations ? Ton père ne t'a pas laissé quelque pécule avant de descendre dans sa tombe à Minturnes ?
Mon héritage ne s'est chiffré qu'au capital nécessaire au voyage jusqu'à Alexandrie. Néanmoins - a-t-elle ajouté innocemment -, mon père m'a révélé, il y a quelques temps que sa petite fortune avait été employée ici, m'assurant que l'administration de cette maison saurait m'accueillir en souvenir de ses services.
Et bien - a répondu Épiphane, manifestant une certaine contrariété -, en matière de fortune, sache que tous ceux qui reposent dans cette retraite en ont eu en ce monde et remirent aussi leurs plus grandes valeurs à cette maison.