Mais si tu ne trouves point quelque dieu qui domine il n'est point d'espoir de communiquer car les mêmes matériaux ont sens dans son ensemble et sens différent dans le tien, de même que les pierres semblables font, selon l'architecte, un autre temple et comment saurais-tu t'exprimer quand victoire signifie pour toi sa défaite et signifie pour lui sa victoire?
Et je compris, sachant que rien d'énonçable n'importe, mais seule la caution qui est en arrière et dont l'énoncé se réclame ou dont il transporte le poids, sachant que l'usuel ne provoque point de mouvement de l'âme ni du cœur et que le «prête-moi ta bouilloire», s'il peut agiter l'homme, c'est à cause d'un visage lésé, comme si par exemple bouilloire était de ta patrie intérieure et signifiait le thé auprès d'elle après l'amour, ou si elle était dehors et signifiait opulence et faste… Je compris donc pourquoi nos réfugiés berbères réduits aux matériaux, sans nœud divin qui noue les choses, incapables avec ces matériaux, même fournis à profusion, de bâtir l'invisible basilique dont ils n'eussent été que pierres visibles, descendaient au rang de la bête dont la seule différence est qu'elle n'accède pas à la basilique et borne ses maigres joies à la maigre jouissance des matériaux.
Et je compris pourquoi tant les émut le poète que fournit mon père, quand il chanta tout simplement les choses qui retentissent les unes sur les autres.
Et les trois cailloux blancs de l'enfant: richesse plus grande que tant de matériaux en vrac.
CIII
Mes gardes-chiourme en savent plus long sur les hommes que n'en savent mes géomètres. Fais-les agir et tu jugeras. Ainsi du gouvernement de mon empire. Je puis bien hésiter entre les généraux et les gardes-chiourme. Mais non entre ceux-là et les géomètres.
Car il ne s'agit point de connaître les mesures ni de confondre l'art des mesures avec la sagesse, «connaissance de la vérité», disent-ils. Oui. D'une vérité laquelle permet les mesures. Et certes tu peux maladroitement te servir de ce langage inefficace pour gouverner. Et tu prendras laborieusement des mesures abstraites et compliquées que tu eusses simplement pu prendre en sachant danser, ou surveiller les geôles. Car les prisonniers sont des enfants. Ainsi des hommes.
CIV
Ils assiégeaient mon père:
«Il est à nous de gouverner les hommes. Nous connaissons la vérité.»
Ainsi parlaient les commentateurs des géomètres de l'empire. Et mon père leur répondait:
«Vous connaissez la vérité des géomètres…
— Eh quoi? n'est-ce pas la vérité?
— Non», répondait mon père.
«Ils connaissent, me disait-il, la vérité de leurs triangles. D'autres connaissent la vérité du pain. Si tu le pétris mal il n'enfle pas. Si ton four est trop chaud il brûle. S'il est trop froid la pâte englue. Bien que de leurs mains sorte un pain craquant et qui te fait les dents joyeuses, les pétrisseurs de pain ne viennent cependant point solliciter de moi le gouvernement de l'empire.
— Peut-être dis-tu vrai des commentateurs des géomètres. Mais il est des historiens et des critiques. Ceux-là ont démontré les actes des hommes. Ils connaissent l'homme.
— Moi, dit mon père, je donne le gouvernement de l'empire à celui-là qui croit au diable. Car, depuis le temps qu'on le perfectionne, il débrouille assez bien l'obscur comportement des hommes. Mais certes le diable ne sert de rien pour expliquer des relations entre des lignes. C'est pourquoi je n'attends point des géomètres qu'ils me montrent le diable dans leurs triangles. Et rien de leurs triangles ne les peut aider à guider les hommes.
— Tu es obscur, lui dis-je, crois-tu donc au diable?
— Non», dit mon père.
Mais il ajouta:
«Car que signifie croire? Si je crois que l'été fait mûrir l'orge je ne dis rien qui soit fertile ni critiquable puisque j'ai d'abord dénommé été la saison où l'orge mûrit. Et ainsi des autres saisons. Mais si j'en tire des relations entre les saisons, comme de connaître que l'orge mûrit avant l'avoine, je croirai en ces relations puisqu'elles sont. Peu m'importent les objets reliés: je m'en suis servi comme d'un filet pour saisir une proie.»
Et mon père ajoutait:
«Il en est ici comme de la statue. Imaginerais-tu que pour le créateur il s'agisse de la description d'une bouche, d'un nez ou d'un menton? Non, certes. Mais du seul retentissement de tels objets les uns sur les autres, lequel retentissement sera par exemple douleur humaine. Et lequel par ailleurs il est possible de te faire entendre car tu communiques non avec les objets mais avec les nœuds qui les nouent.
«Le sauvage croit seul, ajouta mon père, que le son est dans le tambour. Et il adore le tambour. Un autre croit que le son est dans les baguettes, et il adore les baguettes. Un dernier croit que le son est dans la puissance de son bras et tu le vois qui se pavane le bras en l'air. Tu reconnais, toi, qu'il n'est ni dans le tambour, ni dans les baguettes, ni dans les bras et tu dénommes vérité le tambourinage du tambourineur.