Car très important m'apparut qu'il ne te suffit pas de regarder pour voir. Car du haut de ma terrasse, je leur montrais le domaine et leur exposais ses contours et ils hochaient la tête disant: «Oui, oui…» Ou bien alors je leur faisais ouvrir le monastère et leur en expliquais les règles et ils bâillaient avec discrétion. Ou bien je leur montrais l'architecture du temple neuf ou la sculpture ou la peinture d'un sculpteur et d'un peintre qui avaient apporté quelque chose d'encore non habituel. Et ils s'en détournaient aussitôt. Tout ce qui eût pu frapper quelqu'un d'autre au cœur les laissait indifférents.
Et je me disais: __
«Ceux qui, à travers les choses, savent toucher le nœud divin qui les noue, ne disposent point de ce pouvoir en permanence. L'âme est pleine de sommeil. L'âme non exercée l'est plus encore. Comment espérer de ceux-ci qu'ils soient frappés par la révélation comme par la foudre? Car ceux-là seuls rencontrent la foudre qui reçoivent en elle leur solution, car ils attendaient ce visage, tout construits qu'ils étaient pour en être embrasés. Ainsi de celui-là que j'ai délié pour l'amour en l'exerçant à la prière. Je l'ai si bien fondé qu'il est des sourires qui seront pour lui comme des glaives. Mais les autres ne connaîtront que le désir. Si je les ai bercés des légendes du Nord où passent des cygnes et des vols gris de canards sauvages et des appels qui remplissent l'étendue, car le Nord pris dans le gel se remplit d'un seul cri comme un temple de marbre noir, alors ceux-là sont prêts pour les yeux gris et le sourire qui brûle en dedans comme la lumière d'une auberge mystérieuse dans la neige. Et je les en verrai frappés au cœur. Mais ceux-là qui remontent des déserts brûlants ne tressaillent point à cette forme de sourire.
Si donc je t'ai construit semblable aux autres dans l'enfance, tu découvriras les mêmes visages que ceux de ton peuple, tu éprouveras les mêmes amours et vous saurez communiquer. Car vous communiquez non l'un vers l'autre mais par la voie des nœuds divins qui nouent les choses et il importe que pour tous ils soient semblables.
Et quand je dis semblables, je ne dis point qu'il s'agit de créer cet ordre qui n'est qu'absence et mort, comme de pierres alignées ou de soldats marchant du même pas. Je dis que je vous ai exercés à reconnaître les mêmes visages, et ainsi à éprouver les mêmes amours.
Car je sais maintenant qu'aimer c'est reconnaître et c'est connaître le visage lu à travers les choses. L'amour n'est que connaissance des dieux.
Lorsque le domaine, la sculpture, le poème, l'empire, la femme ou Dieu, à travers la pitié des hommes, te sont pour un instant donnés à saisir en leur unité, je dis amour cette fenêtre qui vient en toi de s'ouvrir. Et je dis mort de ton amour s'il n'est plus pour toi qu'assemblage. Et cependant ce qui t'est remis par la voie des sens n'a point changé.
Et c'est pourquoi je dis aussi qu'ils ne peuvent plus communiquer sinon comme l'animal en vue du seul usuel, ceux qui ont renoncé aux dieux: bétail rentré.
C'est pourquoi ceux-là qui me viennent, regardant sans voir, il importe de les convertir. Car alors seulement ils s'éclaireront et se feront vastes. Et alors seulement ils seront nus. Car hors ta recherche des satisfactions de ton ventre, que désirerais-tu et où irais-tu et d'où naîtrait le feu de ton plaisir?
Convertir c'est tourner vers les dieux afin qu'ils soient vus.
Mais je n'ai point de passerelle qui me permette de m'expliquer à toi. Si tu regardes la campagne et que, de mon bâton tendu, je t'y dessine mon domaine, je ne puis pas transporter en toi mon amour par un mouvement aussi quelconque, car il serait par trop aisé pour toi de t'émouvoir. Et les jours d'ennui, tu t'en irais sur les montagnes y faire tourner un bâton pour t'exalter.
Je ne puis qu'essayer sur toi mon domaine. Et c'est pourquoi je crois aux actes. Car m'ont toujours semblé puérils ou aveugles ceux qui distinguent la pensée de l'action. S'en distinguent les idées qui sont pensées changées en objets de bazar.
Je te confierai donc une charrue et des bœufs ou encore un fléau pour les graines. Ou la surveillance des puisatiers. Ou la récolte des olives. Ou la célébration des mariages. Ou l'ensevelissement des morts. Ou quoi que ce soit qui te fasse entrer dans l'invisible construction et te soumette à ses lignes de force et ces lignes de force te feront aisé tel geste et difficile tel autre.