Car tu te trompes sur l'objet du charroi quand tu crois qu'il est énonçable. Sinon tu me dirais: «mélancolie», et je deviendrais mélancolique, ce qui est vraiment par trop facile. Et certes joue en toi un faible mimétisme qui te fait ressembler à ce que je dis. Si je dis: «colère des flots», tu es vaguement bousculé. Et si je dis: «le guerrier menacé de mort», tu es vaguement inquiet pour mon guerrier. Par habitude. Et l'opération est de surface. La seule qui vaille est de te conduire là d'où tu vois le monde comme je l'ai voulu.
Car je ne connais point de poème ni d'image dans le poème qui soit autre chose qu'une action sur toi. Il s'agit non de t'expliquer ceci ou cela, ni même de te le suggérer comme le croient de plus subtils, — car il ne s'agit point de ceci ou de cela — mais de te faire devenir tel ou tel. Mais de même que dans la sculpture j'ai besoin d'un nez, d'une bouche, d'un menton pour les faire retentir l'un sur l'autre et te prendre dans mon réseau, j'userai de ceci ou de cela que je suggérerai ou énoncerai, pour te faire autre devenir.
Car si j'use du clair de lune ne t'en va pas t'imaginer qu'il s'agit de toi dans le clair de lune. Il s'agit de toi tout aussi bien dans le soleil, ou dans la maison ou dans l'amour. Il s'agissait de toi tout court. Mais j'ai choisi le clair de lune parce qu'il me fallait bien un signe pour me faire entendre. Je ne pouvais les prendre tous. Et il se trouve ce miracle que mon action ira se diversifiant à la façon de l'arbre qui était simple à l'origine puisque graine, laquelle graine n'était point un arbre en miniature, mais qui développa des branches et des racines quand il s'est étalé dans le temps. Il en est pareillement de l'homme. Si je lui ajoute quelque chose de simple et qu'une seule phrase peut-être charriera, mon pouvoir ira se diversifiant et je modifierai cet homme dans son essence et il changera de comportement dans le clair de lune, dans la maison ou dans l'amour.
C'est pourquoi je dis d'une image, si elle est image véritable, qu'elle est une civilisation où je t'enferme. Et tu ne sais point me circonscrire ce qu'elle régit.
Mais faible peut-être pour toi ce réseau de lignes de force. Et son effet meurt au bas de la page. Il est ainsi des graines dont le pouvoir s'éteint presque aussitôt, et des êtres qui manquent d'élan. Mais il reste que tu eusses pu les développer pour construire un monde.
Ainsi si je dis: «soldat d'une reine», certes il ne s'agit ni de l'armée ni du pouvoir mais de l'amour. Et d'un certain amour, lequel n'espère rien pour soi mais se donne à plus grand que soi. Et lequel ennoblit et augmente. Car ce soldat est plus fort qu'un autre. Et si tu observes ce soldat, tu le verras se respecter à cause de la reine. Et tu sais bien aussi qu'il ne trahira pas, car il est protégé par l'amour, résidant de cœur en la reine. Et tu le vois qui revient au village tout fier de soi et cependant pudique et rougissant quand on l'interroge sur la reine. Et tu sais comment il quitte sa femme s'il est appelé pour la guerre et que ses sentiments ne sont point ceux du soldat du roi, lequel est ivre de colère contre l'ennemi et s'en va lui planter son roi dans le ventre. Mais l'autre va les convertir et, par l'effet du même combat en apparence, les ranger aussi dans l'amour. Ou encore… Mais si je parle plus loin j'épuise l'image car elle est d'un faible pouvoir. Et je ne saurais te dire aisément, quand l'un ou l'autre mange son pain, ce qui distingue le soldat de la reine du soldat du roi. Car l'image ici n'est qu'une faible lampe qui, bien que comme toute lampe elle rayonne sur tout l'univers, n'illumine que peu de chose pour tes yeux.
Mais toute évidence forte est une graine dont tu pourrais tirer le monde.
Et c'est pourquoi j'ai dit qu'une fois semée la graine, point n'était besoin d'en tirer toi-même tes commentaires, de bâtir toi-même ton dogme et d'inventer toi-même tes moyens d'action. La graine prendra sur le terreau des hommes, et naîtront par milliers tes serviteurs.
Ainsi si tu as su charrier dans l'homme qu'il est le soldat d'une reine, naîtra en conséquence ta civilisation. Après quoi tu pourras oublier la reine.
CXXXVII
N'oublie pas que ta phrase est un acte. Il ne s'agit point d'argumenter si tu désires me faire agir. Crois-tu que je m'en vais me déterminer pour des arguments? J'en trouverais de meilleurs contre toi.
Où as-tu vu la femme délaissée te reconquérir par un procès où elle prouve qu'elle a raison? Le procès irrite. Elle ne saura même pas te reprendre en se montrant telle que tu l'aimais car celle-là tu ne l'aimes plus. Et je l'ai bien vu de cette malheureuse qui, d'avoir été épousée après cette chanson triste, recommença la veille du divorce cette même chanson. Mais cette chanson triste le faisait furieux.