Et si je désire te gouverner en te disant «soleil d'octobre» ou «sabres de neige», faut bien que je construise un piège qui emprisonne une capture, laquelle n'est point de son essence. Mais si je désire t'émouvoir par les objets mêmes du piège, faute d'oser te dire mélancolie, crépuscule, bien-aimée, mots de poème achetés tout faits dans le bazar, lesquels te font vomir, je n'en jouerai pas moins sur la faible action de mimétisme, laquelle te fait moins jubilant si je te dis «cadavre» que «corbeille de rosés» bien que ni l'un ni l'autre ne te régissent en profondeur, et je sortirai de l'habituel pour te décrire des supplices dans leur dernier raffinement. Et faute d'ailleurs d'en tirer l'émotion qui n'y réside point, car est faible le pouvoir des mots qui te versent à peine une salive acide lorsque je fais jouer la mécanique du souvenir, tu commences de t'agiter frénétiquement, et de multiplier les tortures et les détails sur la torture et les odeurs de la torture, pour finalement peser moins sur moi que le bon pied de mon gendarme.
De chercher ainsi à te surprendre, par le léger pouvoir de choc de l'inhabituel, et certes je te surprendrai si j'entre à reculons dans la salle d'audience où je te reçois, ou si, plus généralement, je fais appel à quoi que ce soit d'incohérent et d'inattendu, de m'agiter ainsi je ne suis que pillard et je tire mon bruit de la destruction, car certes, à la seconde audience, tu ne t'étonneras plus de mon entrée à reculons et, une fois habitué, non seulement à tel geste absurde, mais à l'imprévu dans l'absurde, tu ne t'étonneras plus de rien. Et bientôt tu t'accroupiras, morne et sans langage, dans l'indifférence d'un monde usé. Mais la seule poésie qui te pourra tirer encore un mouvement de plainte sera celle de l'énorme chaussure cloutée de mon gendarme.
Car il n'est point de réfractaire. Il n'est point d'individu seul. Il n'est point d'homme qui se retranche véritablement. Plus naïfs sont ceux-là que les fabricants de mirlitonneries qui te mélangent sous prétexte de poésie l'amour, le clair de lune, l'automne, les soupirs et la brise.
«Je suis ombre, dit ton ombre, et je méprise la lumière.» Mais elle en vit.
CCX
Je t'accepte tel que tu es. Se peut que la maladie te tourmente d'empocher les bibelots d'or qui tombent sous tes yeux, et que par ailleurs tu sois poète. Je te recevrai donc par amour de la poésie. Et, par amour de mes bibelots d'or, je les enfermerai.
Se peut qu'à la façon d'une femme tu considères les secrets qui te sont confiés comme diamants pour ta parure. Elle va à la fête. Et l'objet rare qu'elle exhibe la fait glorieuse et importante. Il se peut que, par ailleurs, tu sois danseur. Je te recevrai donc par respect pour la danse, mais, par respect pour les secrets, je les tairai.
Mais il se peut que tout simplement tu sois mon ami. Je te recevrai donc par amour pour toi, tel que tu es. Si tu boites je ne te demanderai point de danser. Si tu hais tel ou tel je ne te les infligerai point comme convives. Si tu as besoin de nourriture, je te servirai.
Je n'irai point te diviser pour te connaître. Tu n'es ni cet acte-ci, ni tel autre, ni leur somme. Ni cette parole-ci, ni telle autre, ni leur somme. Je ne te jugerai ni selon ces paroles ni selon ces actes. Mais je jugerai ces actes comme ces paroles selon toi.
J'exigerai ton audience en retour. Je n'ai que faire de l'ami qui ne me connaît pas et réclame des explications. Je n'ai point le pouvoir de me transporter dans le faible vent des paroles. Je suis montagne. La montagne se peut contempler. Mais la brouette ne te l'offrira point.
Comment t'expliquerai-je ce qui n'est point d'abord entendu par l'amour? Et souvent comment parlerai-je? Il est des paroles indécentes. Je te l'ai dit de mes soldats dans le désert. Je les considère en silence, aux veilles de combat. L'empire repose sur eux. Ils mourront pour l'empire. Et leur mort leur sera payée dans cet échange. Je connais donc leur ferveur véritable. Que m'enseignerait le vent des paroles? Qu'ils se plaignent des ronces, qu'ils haïssent le caporal, que la nourriture est avare, que leur sacrifice est amer?… Ainsi doivent-ils parler! Je me méfie du soldat trop lyrique. S'il souhaite de mourir pour son caporal, probable est qu'il ne mourra point, trop occupé à te débiter son poème. Je me méfie de la chenille qui se croit amoureuse des ailes. Celle-là n'ira point mourir à soi-même dans la chrysalide. Mais sourd au vent de ses paroles, à travers mon soldat je vois qui il est, non qui il dit. Et celui-là, dans le combat, couvrira son caporal de sa poitrine. Mon ami est un point de vue. I ai besoin d'entendre parler d'où il parle car en cela il est empire particulier et provision inépuisable. Il peut se taire et me combler encore. Je considère alors selon lui et je vois autrement le monde. De même j'exige de mon ami qu'il sache d'abord d'où je parle. Alors seulement il m'entendra. Car les mots toujours se tirent la langue.
CCXI