Il chanta cette menace qui règne lorsque la guerre est déclarée et change le sable en nid à vipères. Chaque dune s'augmente d'un pouvoir qui est de vie et de mort. Et ils eurent soif du risque de mort qui anime le sable. Il chanta le prestige de l'ennemi quand on l'attend de toutes parts et qu'il roule d'un bord à l'autre sous l'horizon, comme un soleil dont on ne saurait d'où il va surgir! Et ils eurent soif d'un ennemi qui les eût entourés de sa magnificence, comme la mer.
Et quand ils eurent soif de l'amour entrevu comme un visage, les poignards jaillirent des gaines. Et voilà qu'ils pleuraient de joie en caressant leurs sabres! Leurs armes oubliées, rouillées, avilies, mais qui leur apparurent comme une virilité perdue, car seules elles permettent à l'homme de créer le monde. Et ce fut le signal de la rébellion, laquelle fut belle comme un incendie!
Et tous, ils moururent en hommes!
XIII
Ainsi tentions-nous du chant des poètes sur cette armée qui commençait de se diviser. Mais il arrivait ce prodige que les poètes étaient inefficaces et que les soldats riaient d'eux.
«Que l'on nous chante nos vérités, répondaient-ils. Le jet d'eau de notre maison et le parfum de notre soupe du soir. Que nous importent ces radotages?»
C'est alors que j'appris cette autre vérité: à savoir que le pouvoir perdu ne se retrouve plus. Et qu'elle avait perdu sa fertilité, l'image de l'empire. Car les images meurent comme les plantes quand leur pouvoir s'est usé et qu'elles ne sont plus que matériaux morts près de se disperser, et humus pour plantes nouvelles. Et je m'en fus à l'écart pour réfléchir sur cette énigme. Car rien n'est plus vrai ni moins vrai. Mais plus efficace ou moins efficace. Et je ne tenais plus dans les mains le nœud miraculeux de leur diversité. Il m'échappait. Et mon empire se délabrait comme de soi-même, car le cèdre, quand l'orage en brise les branches et que le vent de sable le racornit et qu'il cède au désert, ce n'est point que le sable soit devenu plus fort mais que le cèdre a déjà renoncé et ouvert sa porte aux barbares.
Quand un chanteur chantait, on lui reprochait d'exagérer son émotion. Et il est vrai que le pathétique sonnait faux et nous paraissait d'un autre âge. Est-il lui-même dupe, disait-on, de l'amour qu'il exprime pour des chèvres, pour des moutons, pour des demeures, pour des montagnes qui ne sont qu'objets disparates? Est-il dupe lui-même de l'amour qu'il exprime pour des courbes de fleuves que ne menacent point les hasards de la guerre, et qui ne méritent pas le sang? Et il est vrai que les chanteurs eux-mêmes avaient mauvaise conscience comme s'ils eussent conté des fables grossières à des enfants qui n'eussent plus été assez crédules…
Mes généraux, dans leur solide stupidité, me venaient reprocher mes chanteurs. «Ils chantent faux!» me disaient-ils. Mais je comprenais leur fausse note, puisqu'ils célébraient un dieu mort.
Mes généraux, dans leur solide stupidité, m'interrogeaient alors: «Pourquoi nos hommes ne veulent-ils plus se battre?» Comme ils eussent dit, scandalisés dans leur métier: «Pourquoi ne veulent-ils plus faucher les blés?» Et moi je changeais la question qui ainsi posée ne menait à rien. Il ne s'agissait point d'un métier. Et je me demandais dans le silence de mon amour: «Pourquoi ne veulent-ils plus mourir?» Et ma sagesse cherchait une réponse.
Car on ne meurt point pour des moutons, ni pour des chèvres ni pour des demeures ni pour des montagnes. Car les objets subsistent sans que rien leur soit sacrifié. Mais on meurt pour sauver l'invisible nœud qui les noue et les change en domaine, en empire, en visage reconnaissable et familier. Contre cette unité l'on s'échange car on la bâtit aussi quand on meurt. La mort paie à cause de l'amour. Et celui-là qui eût lentement échangé sa vie contre l'ouvrage fait et qui dure plus que la vie, contre le temple qui fait son chemin dans les siècles, celui-là accepte aussi de mourir si ses yeux savent dégager le palais du disparate des matériaux, et s'il est ébloui par sa magnificence et désire s'y fondre. Car il est reçu par plus grand que lui et il se donne à son amour.
Mais comment eussent-ils accepté d'échanger leur vie contre des intérêts vulgaires? L'intérêt d'abord commande de vivre. Quoi que fissent mes chanteurs ils offraient à mes hommes de la fausse monnaie en échange de leur sacrifice. Faute de savoir dégager pour eux le visage qui les eût animés. Mes hommes n'avaient point droit de mourir dans l'amour. Pourquoi seraient-ils morts?
Et ceux d'entre eux qui cependant mouraient par dureté dans un devoir qu'ils acceptaient sans le comprendre, mouraient tristement, raides et les yeux durs, sobres de mots, dans la sévérité de leur dégoût.