«Ainsi, leur disais-je, vous perdrez la guerre parce que vous ne désirez rien. Aucune pente ne vous sollicite. Et vous ne collaborez point mais vous vous détruisez les uns les autres dans vos décisions incohérentes. Regardez la pierre comme elle pèse. Elle roule vers le fond du ravin. Car elle est collaboration de tous les grains de la poussière dont elle est pétrie et qui pèsent tous vers le même but. Regardez l'eau dans le réservoir. Elle s'appuie contre les parois et attend les occasions. Car vient le jour où les occasions se montrent. Et l'eau nuit et jour inlassablement pèse. Elle est en sommeil en apparence et cependant vivante. Car à la moindre craquelure la voilà qui se met en marche, s'insinue, rencontre l'obstacle, tourne l'obstacle si c'est possible, et rentre en apparence dans son sommeil, si le chemin n'aboutit pas, jusqu'à la nouvelle craquelure qui ouvrira une autre route. Elle ne manque point l'occasion nouvelle. Et, par des voies indéchiffrables, que nul calculateur n'eût calculées, une simple pesée aura vidé le réservoir de vos provisions d'eau.
«Votre armée est semblable à une mer qui ne pèserait point contre sa digue. Vous êtes une pâte sans levain. Une terre sans graine. Une foule sans souhaits. Vous administrez au lieu de conduire. Vous n'êtes que témoins stupides. Et les forces obscures qui pèsent, elles, contre les parois de l'empire se passeront bien d'administrateurs pour vous noyer sous leurs marées. Après quoi, vos historiens, plus stupides que vous, expliqueront les causes du désastre, nommeront sagesse, calcul et science de l'adversaire les moyens de sa réussite. Mais moi je dis qu'il n'est ni sagesse, ni calcul, ni science de l'eau quand elle dissout les digues et engloutit les villes des hommes.
«Mais je sculpterai l'avenir à la façon du créateur qui tire son œuvre du marbre à coups de ciseau. Et tombent une à une les écailles qui cachaient le visage du dieu. Et les autres diront: «Ce marbre contenait ce dieu. Il l'a trouvé. Et son geste était un moyen.» Mais moi je dis qu'il ne calculait point mais qu'il forgeait la pierre. Le sourire du visage n'est point fait d'un mélange de sueur, d'étincelles, de coups de ciseau et de marbre. Le sourire n'est point de la pierre mais du créateur. Délivre l'homme et il créera.»
Dans leur solide stupidité, mes généraux se réunirent: «Il faut comprendre, se disaient-ils, pourquoi nos hommes se divisent et se haïssent.» Et ils les faisaient comparaître. Et les écoutaient les uns les autres cherchant à concilier leurs thèses et à établir la justice et à rendre à celui-là son dû et à reprendre à l'autre ce qu'il détenait indûment. Et s'ils se haïssaient pour des mobiles de jalousie, les généraux cherchaient à déterminer qui avait raison et qui avait tort. Et bientôt ils ne comprirent plus rien à rien tant les problèmes s'embrouillaient les uns les autres, tant le même acte montrait de visages divers, noble sous telle lumière, bas sous telle autre, cruel à la fois et généreux.
Et leurs conseils se poursuivaient la nuit. Et comme ils ne prenaient plus de sommeil, leur stupidité allait s'accroissant. Alors ils me vinrent trouver: «Il n'est plus qu'une solution, me dirent-ils, à ce fatras. Et c'est le déluge des Hébreux!»
Mais je me souvenais de mon père: «Quand la moisissure prend dans le blé, cherche-la en dehors du blé, change-le de grenier. Lorsque les hommes se haïssent, n'écoute point l'exposé imbécile des raisons qu'ils ont de haïr. Car ils en ont bien d'autres, encore, que celles qu'ils disent, et auxquelles ils n'ont point songé. Ils en ont tout autant de s'aimer. Et tout autant de vivre dans l'indifférence. Et moi qui ne m'intéresse jamais aux paroles, sachant que ce qu'elles charrient n'est que signe difficile à lire, de même que les pierres de l'édifice ne montrent ni l'ombre ni le silence, de même que les matériaux de l'arbre n'expliquent point l'arbre, pourquoi me serais-je intéressé aux matériaux de leur haine? Ils la bâtissaient comme un temple avec les mêmes pierres qui leur eussent servi pour bâtir l'amour.»
J'assistais donc simplement à cette haine qu'ils habillaient de leurs mauvaises raisons et n'estimais point les en guérir par l'exercice d'une vaine justice. Elle n'eût fait que les durcir dans leurs raisons en fondant leurs torts ou leurs avantages. Et la rancune de ceux auxquels j'eusse donné tort, et la morgue de ceux auxquels j'eusse donné raison. Et ainsi j'eusse creusé l'abîme. Mais je me souvenais de la sagesse de mon père.
Il se fit qu'ayant conquis des territoires neufs il y avait installé, comme ils étaient peu sûrs encore, des généraux pour appuyer les gouverneurs. Or, les voyageurs qui circulaient de ces provinces neuves à la capitale s'en venaient prévenir mon père:
«Dans telle province, lui disaient-ils, le général a insulté le gouverneur. Ils ne se parlent plus.»
Lui venait celui d'une autre province:
«Seigneur, le gouverneur a pris en haine le général.»
Puis d'ailleurs revenait un troisième: