Comme celui-là qui vient avec ses pauvres mots montrer à l'autre qu'il a tort d'être triste, et où voyez-vous que l'autre est changé? Ou qu'il a tort d'être jaloux ou tort d'aimer? Et où voyez-vous que l'autre guérit de l'amour? Les mots essaient d'épouser la nature et de l'emporter. Ainsi j'ai dit «montagne» et j'emporte la montagne en moi avec ses hyènes et ses chacals et ses ravins pleins de silence et sa montée vers les étoiles jusqu'aux crêtes mordues par les vents… mais ce n'est qu'un mot qu'il faut remplir. Et quand j'ai dit rempart il faut aussi remplir. Et les géomètres y ajoutent quelque chose, et les poètes et les conquérants et l'enfant pâle et la mère qui, grâce à eux, peut s'occuper de souffler sur la braise pour réchauffer le lait du soir sans que le carnage la vienne distraire. Et s'il m'est possible de raisonner sur la géométrie des remparts comment raisonnerais-je sur ces remparts eux-mêmes que mon langage ne sait point contenir? Car ce qui est vrai d'un signe est faux d'un autre.
Pour me montrer la ville, on me conduisait quelquefois sur le sommet d'une montagne. «Regarde-la, notre cité!» me disait-on. Et j'admirais l'ordonnance des rues et le dessin de ses remparts. «Voilà, disais-je, la ruche où dorment les abeilles. Au petit jour elles se répandent dans la plaine dont elles sucent les provisions. Ainsi les hommes cultivent et ils récoltent. Et des processions de petits ânes ramènent vers les greniers et les marchés et les réserves le fruit du travail du jour… La cité répand ses hommes dans l'aube puis les rentre en soi avec leurs fardeaux et leurs provisions pour l'hiver. L'homme est celui-là qui produit et qui consomme. Ainsi le favoriserai-je en étudiant avant tout ses problèmes et en administrant la fourmilière.»
Mais d'autres pour me montrer leur ville me faisaient traverser le fleuve et l'admirer de l'autre rive. Je découvrais donc, de profil sur la splendeur du crépuscule, ses maisons, les unes plus hautes, les autres moins hautes, les unes petites, les autres grandes, et la flèche des minarets accrochant comme des mâts la fumée de nuages pourpres. Elle se révélait à moi semblable à une flotte en partance. Et la vérité de la ville n'était plus ordre stable et vérité de géomètre, mais assaut de la terre par l'homme dans le grand vent de sa croisière. «Voilà, disais-je, l'orgueil de la conquête en marche. A la tête de mes cités je placerai des capitaines, car c'est de la création que l'homme tire d'abord ses joies et du goût puissant de l'aventure et de la victoire.» Et ce n'était ni plus vrai ni moins vrai, mais autre.
Certains, cependant, pour me faire admirer leur ville m'entraînaient avec eux à l'intérieur de leurs remparts et me conduisaient d'abord au temple. Et j'entrais, pris dans le silence et l'ombre et la fraîcheur. Alors je méditais. Et ma méditation me paraissait plus importante que la nourriture ou la conquête. Car je m'étais nourri pour vivre, j'avais vécu pour conquérir, et j'avais conquis pour revenir et méditer et me sentir le cœur plus vaste dans le repos de mon silence. «Voilà, disais-je, la vérité de l'homme. Il n'existe que par son âme. A la tête de ma cité j'installerai des poètes et des prêtres. Et ils feront s'épanouir le cœur des hommes.» Et ce n'était ni plus vrai ni moins vrai mais autre…
Et maintenant, dans ma sagesse, si j'use du mot «ville» je ne m'en sers point pour raisonner mais pour spécifier simplement tout ce dont elle charge mon cœur et que l'expérience m'en a enseigné, et ma solitude dans ses ruelles, et le partage du pain dans ses demeures, et sa gloire de profil dans la plaine, et son ordre admiré du haut des montagnes. Et bien d'autres choses que je ne sais dire ou auxquelles je ne songe point dans l'instant. Et comment userais-je du mot pour raisonner puisque ce qui est vrai d'un signe est faux d'un autre…
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