«Ils en font le tour et la visite, rêvant, sans bien le savoir, d'y être embarqués. Car ils ne sont en route vers rien. Et ces temples ne reçoivent plus les foules et ne les emportent plus et ne les changent plus en race plus noble comme une chrysalide. Tous ces émigrants n'ont plus de navire et ils ne peuvent plus muer et, d'âmes d'abord pauvres et débiles, se faire, au cours de cette traversée à bord de navires de pierre, des âmes riches et généreuses. C'est pourquoi tous ces visiteurs tournent autour du temple enseveli et visitent et cherchent et marchent sur les grandes dalles rayonnantes que l'usure des pas a lustrées, écoutant retentir leurs seules voix dans le silence monumental, perdus dans la forêt des piliers de granit et croyant simplement comme des historiens, s'instruire, quand, aux battements de leurs cœurs ils pourraient comprendre que de pilier en pilier, de salle en salle, de nef en nef, ce qu'ils cherchent, c'est le capitaine et qu'ils sont tous là grelottants de cœur mais sans le connaître, appelant une aide qui ne vient pas, attendant une mue qui se refuse, renfoncés comme ils sont en eux-mêmes parce qu'il n'est plus que des temples morts, à demi ensablés, parce qu'il n'est plus que des navires échoués dont la provision de silence et d'ombre est mal protégée et qui font eau de toutes parts avec ces grandes travées de ciel bleu qui se montrent à travers les voûtes éboulées ou ce grésillement de sable à travers les brèches des murs. Et ils ont faim d'une faim qui ne sera point rassasiée…
«Ainsi, je vous le dis, vous bâtirez parce que la forêt profonde est bonne à l'homme et la Voie Lactée et la plaine bleue dominée du haut des montagnes. Mais qu'est-ce que l'étendue de la Voie Lactée et des plaines bleues et de la mer à côté de celle qu'offre la nuit au cœur des pierres quand l'architecte a su les remplir de silence? Et vous-mêmes, vous les architectes, vous grandirez de perdre le goût de l'usuel. Vous ne naîtrez que de l'œuvre véritable à réaliser, car celle-là vous drainera puisqu'elle ne vous servira plus et vous contraindra de la servir. Et vous tirera hors de vous-mêmes. Car, comment naîtrait-il de grands architectes à l'occasion d'ouvrages sans grandeur?
«Vous ne deviendrez grands que si les pierres que vous prétendez charger de pouvoir ne sont point objets de concours, abris pour la commodité ou de destin usuel et vérifiable, mais piédestaux et escaliers et navires qui portent vers Dieu.»
XX
Mes généraux, dans leur solide stupidité, me fatiguaient de leurs démonstrations. Car, réunis comme en congrès, ils se disputaient sur l'avenir. Et c'est ainsi qu'ils désiraient se faire habiles. Car à mes généraux on avait d'abord enseigné l'histoire et ils connaissaient une par une toutes les dates de mes conquêtes et toutes celles de mes défaites et celles des naissances et celles des morts. Ainsi leur paraissait-il évident que les événements se déduisent les uns des autres. Et ils voyaient l'histoire de l'homme sous l'image d'une longue chaîne de causes et de conséquences qui prenait sa racine dans la première ligne du livre d'histoire et se prolongeait jusqu'au chapitre où l'on notait pour les générations futures que la création ainsi avait heureusement abouti à cette constellation de généraux. Ainsi, ayant pris trop d'élan, de conséquence en conséquence démontraient-ils l'avenir. Ou bien, ils me venaient, chargés de leurs lourdes démonstrations: «Ainsi dois-tu agir pour le bonheur des hommes ou pour la paix, ou pour la prospérité de l'empire. Nous sommes des savants, disaient-ils, nous avons étudié l'histoire…»
Mais je savais qu'il n'est de science que de ce qui se répète. Celui-là qui plante une graine de cèdre prévoit l'ascension de l'arbre, de même que celui-là qui lâche une pierre prévoit qu'elle choira, car le cèdre répète le cèdre et la chute de la pierre répète la chute de la pierre, bien que cette pierre qu'il va lâcher ou que cette semence qu'il enterre n'ait encore jamais servi. Mais qui prétend prévoir la destinée du cèdre qui, de graine en arbre et d'arbre en graine, de chrysalide en chrysalide se transfigure? Il s'agit là d'une genèse dont je n'ai point encore connu d'exemple. Et le cèdre est espèce neuve qui s'élabore sans rien répéter que je connaisse. Et j'ignore où elle va. Et j'ignore de même où vont les hommes.
Ils exercent certes leur logique, mes généraux, quand ils cherchent et découvrent une cause à l'effet qui leur est montré. Car, me disent-ils, tout effet a une cause et toute cause a un effet. Et de cause à effet, ils s'en vont, redondants, vers l'erreur. Car autre chose est de remonter des effets aux causes ou de descendre des causes aux effets.