Car je compris. La chenille meurt quand elle forme sa chrysalide. La plante meurt quand elle monte en graine. Quiconque mue connaît la tristesse et l'angoisse. Tout en lui se fait inutile. Quiconque mue n'est que cimetière et regrets. Et cette foule attendait la mue, ayant usé le vieil empire que nul ne saurait rajeunir. On ne guérit ni la chenille ni la plante, ni l'enfant qui mue et réclame pour se retrouver bienheureux de rentrer dans l'enfance et de voir rendues leurs couleurs aux jeux qui l'ennuient et leur douceur aux bras maternels, et le goût du lait — mais il n'est plus de couleur des jeux, ni de refuge dans les bras maternels ni de goût du lait — et il va, triste. Ayant usé le vieil empire, les hommes, sans le connaître, réclamaient l'empire nouveau. L'enfant qui a mué et perdu l'usage de la mère ne connaîtra point de repos qu'il n'ait trouvé la femme. Seule, de nouveau, elle l'assemblera. Mais qui peut montrer leur empire aux hommes? Qui peut, dans le disparate du monde, par la seule vertu de son génie, tailler un visage nouveau et les forcer de tourner les yeux en sa direction et de le connaître? Et le connaissant, de l'aimer? Ce n'est point œuvre de logicien mais de créateur et de sculpteur. Car celui-là seul forge dans le marbre qui n'a point à se justifier et imprime dans le marbre le pouvoir d'éveiller l'amour.
XIX
J'ai donc fait venir les architectes et leur ai dit: «C'est vous dont dépend la cité future, non dans sa signification spirituelle, mais dans le visage qu'elle montrera et qui fera son expression. Et je pense bien avec vous qu'il s'agit d'installer heureusement les hommes. Afin qu'ils disposent des commodités de la ville et ne perdent point leurs efforts en vaines complications et en dépenses stériles. Mais j'ai toujours appris à distinguer l'important de l'urgent. Car il est urgent, certes, que l'homme mange, car s'il n'est pas nourri il n'est point d'homme et il ne se pose plus de problème. Mais l'amour et le sens de la vie et le goût de Dieu sont plus importants. Et je ne m'intéresse point à une espèce qui engraisse. La question que je me pose n'est point de savoir si l'homme, oui ou non, sera heureux, prospère et commodément abrité. Je me demande d'abord quel homme sera prospère, abrité et heureux. Car, à mes boutiquiers enrichis que gonfle la sécurité je préfère le nomade qui s'enfuit éternellement et poursuit le vent, car il embellit de jour en jour de servir un seigneur si vaste. Si contraint de choisir j'apprenais que Dieu refuse au premier Sa grandeur et ne l'accorde qu'au second, je plongerais mon peuple dans le désert. Car j'aime que l'homme donne sa lumière. Et peu m'importe le cierge gras. A sa seule flamme je mesure sa qualité.
«Mais je n'ai point observé que le prince fût inférieur au débardeur ni le général au sergent, ni le chef aux manœuvres quoi qu'ils fussent plus amples dans l'usage des biens. Et ceux qui bâtissent des remparts de bronze, je ne les ai point trouvés inférieurs à ceux qui alignent leurs murs de boue. Je ne refuse point l'escalier des conquêtes qui permet à l'homme de monter plus haut. Mais je n'ai point confondu le moyen et le but, l'escalier et le temple. Il est urgent qu'un escalier permette d'accéder au temple sinon il restera désert. Mais le temple est seul important. Il est urgent que l'homme subsiste et trouve autour de soi les moyens de grandir. Mais il ne s'agit là que de l'escalier qui mène à l'homme. L'âme que je lui bâtirai sera basilique car elle seule est importante.
«Alors je vous condamne non de favoriser l'usuel. Mais de le prendre comme fin. Car, certes, sont urgentes les cuisines du palais mais en fin de compte le palais compte seul que les cuisines doivent servir. Et je vous convoque pour vous demander:
«Montrez-moi la part importante de votre travail?» Et vous demeurez devant moi muets.
«Et vous me dites: «Nous répondons aux besoins des hommes. Nous les abritons.» Oui, comme l'on répond aux besoins du bétail que l'on installe dans l'étable sur sa litière. Et l'homme, certes, a besoin de murs pour s'y enterrer et devenir comme la semence. Mais il a besoin aussi de la grande Voie Lactée et de l'étendue de la mer, malgré que ni les constellations ni l'océan ne lui servent de rien dans l'instant. Car qu'est-ce que servir? Et j'en connais qui ont longuement et durement gravi la montagne, s'écorchant aux genoux et aux paumes, s'usant dans leur ascension, pour gagner avant l'aube la cime et s'abreuver de la profondeur de la plaine bleue encore, comme l'on cherche l'eau d'un lac pour y boire. Et ils s'asseyent et ils regardent une fois là, et ils respirent. Et le cœur leur bat joyeusement, et ils y trouvent un remède souverain à leurs dégoûts.