«Et j'en connais qui cherchent la mer au pas lent de leur caravane et qui ont besoin de la mer. Et qui, lorsqu'ils arrivent sur le promontoire et dominent cette étendue pleine de silence et d'épaisseur et qui interdit à leurs regards ses provisions d'algues ou de coraux, respirent l'âcreté du sel et s'émerveillent d'un spectacle qui ne leur sert de rien dans l'instant, car on ne saisit point la mer. Mais ils sont lavés dans leur cœur de l'esclavage des petites choses. Peut-être assistaient-ils avec écœurement, comme de derrière les barreaux d'une prison, à la bouilloire, aux ustensiles de ménage, aux plaintes de leurs femmes, à la gangue journalière, laquelle peut être visage lu à travers et sens des choses, mais parfois devenir tombeau et s'épaissir et enfermer.
«Alors ils prennent des provisions d'étendue et rapportent chez eux la béatitude qu'ils y ont trouvée. Et la maison est changée de ce qu'il existe quelque part la plaine au lever du jour et la mer. Car tout s'ouvre sur plus vaste que soi. Tout devient chemin, route et fenêtre sur autre chose que soi-même.
«Alors ne me prétendez pas que vos murs usuels lui suffisent, car si l'homme n'avait jamais vu les étoiles et s'il était en votre pouvoir de lui bâtir une Voie Lactée aux travées géantes à condition d'engloutir une fortune dans l'établissement d'une telle coupole, iriez-vous me dire que cette fortune serait gâchée dans son usage?
«Et c'est pourquoi je vous le dis: Si vous bâtissez le temple inutile puisqu'il ne sert ni à la cuisson, ni au repos, ni à l'assemblée des notables, ni aux réserves d'eau, mais simplement à l'agrandissement du cœur de l'homme, et au calme des sens, et au temps qui mûrit, car il est tout semblable à un cellier du cœur où l'on s'installe pour baigner quelques heures dans la paix équitable et l'apaisement des passions et la justice sans déshérités, si donc vous bâtissez un temple où la douleur due aux ulcères devient cantique et offrande, où la menace de mort devient port entrevu dans les eaux enfin calmes, croiriez-vous avoir gâché vos efforts?
«Si pour ceux-là qui se déchirent les mains à manœuvrer les voiles les jours de tempête, et qui bourlinguent durement nuit et jour et ne sont plus que chair vive durement grattée par le sel, s'il était possible de les recevoir de temps à autre dans les eaux calmes et lumineuses d'un port, là où il n'est plus ni mouvement, ni heurt, ni effort, ni âpreté du combat, mais silence des eaux que froisse à peine l'arrivée quand le grand vaisseau court sur son erre, croirais-tu avoir gâché ton travail? Car elle leur est douce, cette eau de citerne, après toutes ces chevelures qui courent sur le poitrail des vagues, toutes ces crinières de la mer.
«Et voilà ce qu'il t'est possible d'offrir à l'homme et qui ne dépend que de ton génie. Car tu construis le goût de l'eau du port et du silence et des espérances merveilleuses par le seul arrangement de tes pierres.
«Alors ainsi ton temple les sollicite et ils vont s'essayer dans son silence. Et ils s'y découvrent. Car autrement il ne serait pour les solliciter que les boutiques. Rien d'autre ne serait appelé en eux que l'acheteur par les marchands. Et ils ne naîtraient point dans leur grandeur. Et ils ne connaîtraient point leur étendue.
«Certes, me diras-tu, ces boutiquiers gras sont comblés et ils ne demandent rien d'autre. Mais il est facile de combler celui-là qui n'a point d'espace dans le cœur.
«Et certes, vos travaux, un stupide langage les présente comme inutiles. Mais que le comportement des hommes dément donc bien avec sûreté ces raisonnements! Vous les voyez, les hommes, de toutes les contrées du monde, courir à la recherche de ces réussites de pierre que vous ne fabriquez plus. Ces greniers pour l'âme et le cœur. Où avez-vous vu l'homme éprouver le besoin de courir le monde pour visiter des entrepôts? L'homme use, certes, des marchandises, mais il en use pour subsister et il se trompe sur lui-même s'il croit qu'il les souhaite d'abord. Car leurs voyages ont d'autres buts. Tu les as vus se déplacer, les hommes. As-tu considéré leurs buts? Sans doute parfois une baie bienheureuse ou quelque montagne vêtue de neige ou ce volcan qui s'épaissit de sa fiente, mais avant tout ces navires ensevelis qui seuls conduisaient quelque part.