Car que pensait-il donc des hommes, ce podagre! Moi, si je voulais construire ma maison pour mes vrais amis je ne saurais la bâtir assez grande, car je ne connais pas un homme au monde dont une part ne soit mon ami, si maigre soit-elle, si fugitive, et même de celui-là auquel je fais trancher la tête, comme j'en dégagerais bien mon ami, si nous savions départager les hommes. Et même de celui-là qui me hait dans les apparences et me ferait, s'il le pouvait, trancher la tête. Et ne va pas croire qu'il s'agisse là d'attendrissement facile, ni d'indulgence, ni de souhait vulgaire, de sympathie vulgaire, car je demeure rigide, inflexible et silencieux. Mais qu'il est nombreux mon ami épars, et qu'il remplirait bien ma demeure si je lui apprenais à marcher.
Mais qu'appelle-t-il ami véritable, l'autre, sinon celui auquel il pourrait confier de l'argent sans que l'argent risquât d'être volé — et l'amitié alors n'est que loyauté de domestique — ou demander un service et qu'il lui fût rendu — et l'amitié n'est qu'avantage tiré des hommes — ou celui qui au besoin prendrait sa défense. Et l'amitié est hommage rendu. Et je méprise l'arithmétique et je dis mon, ami celui-là que j'ai vu en lui, qui dort peut-être enfoui dans sa gangue, mais qui, en face de moi, commence de se dégager, m'ayant reconnu et me souriant, même s'il doit plus loin me trahir.
Mais l'autre, vois-tu, ceux qu'il dénomme ses amis ce sont ceux qui boiraient la ciguë à sa place — comment veux-tu que tous s'en réjouissent?
Celui-là, qui se disait bon, ne comprenait point l'amitié. Mon père, qui était cruel, avait des amis et savait les aimer, n'étant point sensible à la déception qui est avarice frustrée. La déception n'est que bassesse, car ce que tu as d'abord aimé dans l'homme en quoi est-ce détruit s'il y est autre chose aussi que tu n'aimes point? Mais toi, tout de suite, celui que tu aimes ou qui t'aime, tu le transformes en esclave, et s'il n'assume point les charges de cet esclavage tu le condamnes.
Alors l'autre, parce qu'un ami lui faisait cadeau de son amour, a changé ce cadeau en devoirs. Et don de l'amour devenait devoir de boire la ciguë et esclavage. L'ami n'aimait point la ciguë. L'autre s'est donc jugé déçu, ce qui est ignoble. Il n'est ici, en effet, de déception, que vis-à-vis d'un esclave qui a mal servi.
LII
Mais je te parlerai de la ferveur. Car il te faudra surmonter beaucoup de reproches. La femme ainsi toujours te reprochera ce que tu donnes ailleurs qu'en elle. Car selon l'homme, ce qui est donné quelque part est volé ailleurs. Ainsi nous ont construits l'oubli de Dieu et l'usage des marchandises. Car ce que tu donnes en réalité ne te diminue point mais bien au contraire t'augmente dans tes richesses à distribuer. Ainsi celui-là qui aime tous les hommes à travers Dieu, aime infiniment plus chacun des hommes que celui qui n'en aime qu'un seul et étend simplement à son complice le champ misérable de sa personne. De même que celui qui affronte au loin les périls des armes donne plus à la bien-aimée sans qu'elle le sache car il lui donne quelqu'un qui est, que ne lui donne celui-là qui nuit et jour la berce, mais n'existe point.
Ne fais point ici d'économies. Car il n'est point de marchandise que l'on épargne, quand il s'agit des mouvements du cœur. Car donner est jeter un pont par-dessus l'abîme de ta solitude.
Et quand tu donnes, ne t'inquiète point de connaître à qui. Car on viendra te dire: «Tel ne mérite point ce don!» Comme s'il s'agissait là d'une marchandise que tu userais. Celui-là même qui ne te servirait de rien dans les dons que tu en pourrais solliciter, te peut servir dans les dons que tu lui accorderas, car tu serviras Dieu à travers. Et ceux-là le savent bien qui n'éprouvent point de pitié basse pour les chances de la valetaille, mais exposent aisément leur vie et s'imposent, sans surseoir, cent jours de marche à travers rocs, dans le seul but de soulager d'un chancre le valet de leurs valets. Et ceux-là seuls se montrent bas et se soumettent à la valetaillerie du valet qui escomptent de lui quelque mouvement de reconnaissance, car il n'a point assez de chair à s'arracher pour payer un regard de toi, mais, à travers le dépositaire, tu as donné à Dieu, et c'est toi qui te dois prosterner puisqu'il a daigné recevoir.
LIII