J'ai attendu moi-même dans ma jeunesse l'arrivée de cette bien-aimée que l'on me ramenait pour épouse au fil d'une caravane issue de frontières si lointaines que l'on y avait vieilli. As-tu jamais vu caravane vieillir? Ceux qui se présentèrent aux sentinelles de mon empire n'avaient point connu leur propre patrie. Car étaient morts au cours du voyage ceux qui eussent pu en raconter les souvenirs. Et le long du chemin avaient été l'un après l'autre ensevelis. Et ceux qui nous parvinrent n'avaient en patrimoine que des souvenirs de souvenirs. Et les chansons qu'ils avaient apprises de leurs aînés n'étaient que légendes de légendes. As-tu connu miracle plus miraculeux que cette approche d'un navire que l'on eût bâti et gréé en mer? Et la jeune fille que l'on débarqua d'une châsse d'or et d'argent et qui, sachant parler, pouvait dire le mot «fontaine», savait bien qu'une fontaine il en avait été question autrefois, dans les jours heureux, et elle disait ce mot comme une prière à laquelle il ne peut être répondu, car tu pries Dieu ainsi à cause du souvenir des hommes. Plus étonnant encore était qu'elle sût danser, et cette danse lui avait été enseignée parmi les silex et les ronces, et elle savait bien qu'une danse est une prière qui peut séduire les rois, mais à laquelle, dans la vie du désert, il ne peut être répondu. Ainsi de ta prière, jusqu'à ta mort, qui est une danse que tu danses pour toucher un dieu. Mais le plus étonnant était qu'elle apportât tout ce qui devait ailleurs lui servir. Et ses seins tièdes comme des colombes pour l'allaitement. Et son ventre lisse pour servir des fils à l'empire. Elle était venue toute prête, comme une graine ailée à travers la mer, et si bien pétrie, si bien formée, si purement enchantée par des provisions qui ne lui avaient jamais servi, comme toi avec tes mérites successifs, et tes actes, et tes leçons prises qui ne te serviront qu'à l'heure de la mort, quand enfin tu seras devenu, elle avait si peu usé, non seulement du ventre et des seins qui étaient vierges, mais des danses à séduire les rois, des fontaines à baigner les lèvres, et de la science des bouquets quand elle n'avait point vu de fleurs, qu'en arrivant à moi dans sa totale perfection, elle ne pouvait plus que mourir.
LIV
Je te l'ai dit de la prière qui est exercice de l'amour, grâce au silence de Dieu. Si tu avais trouvé Dieu tu te fonderais en Lui, désormais accompli. Et pourquoi grandirais-tu pour devenir? Donc quand celui-là se penchait sur elle, qui était murée dans son orgueil comme au centre de triples remparts, et tellement impossible à sauver, il plaignait désespérément le sort des hommes: «Seigneur, disait-il, je comprends et j'attends les larmes. Elle sont pluie où se fond le péril de l'orage, détente de l'orgueil et pardon permis. Que celle-là se dénoue et pleure et je pardonne. Mais, comme un animal sauvage et qui se défend et de ses dents et de ses griffes contre l'injustice de ta création, elle ne sait point ne point mentir.»
Et il la plaignait d'avoir si peur. Et il disait à Dieu, parlant des hommes: «Tu leur as fait peur une fois pour toutes avec les dents, les épines, les griffes, les venins, les écailles pointues, les ronces de ta création. Il faut bien du temps pour les rassurer et qu'ils reviennent.» Et celle-là qui mentait, il savait bien qu'elle était tellement lointaine, tellement perdue et qu'il lui faudrait tellement marcher pour revenir!
Et il plaignait les hommes à cause en eux de distances considérables que l'on ne savait point reconnaître.
Certains s'étonnaient de son indulgence apparente pour des licences abominables. Mais il connaissait bien qu'il n'était point en lui d'indulgence. Mais, disait-il: «Seigneur, je ne suis point ici en tant que juge. Il est des époques pour juger et des hommes, et moi-même je puis être appelé à jouer ce rôle envers d'autres. Mais celle-là que j'ai ramassée à cause qu'elle avait peur, ce n'est point pour sévir contre elle. A-t-on jamais vu le sauveteur, jugeant indigne son obligé, le rejeter à la mer? Tu le sauves d'abord pleinement car ce n'est point celui-là que tu sauves mais Dieu à travers lui. Une fois sauvé, alors seulement tu peux sévir. Ainsi le condamné à mort tu le guéris d'abord s'il est malade, car il t'est permis de châtier un homme dans son corps, mais non de mépriser le corps d'un homme.»