Fanny empoigna Lilou par le bras et la tira vers la bouche de métro. Lilou se laissa faire de mauvaise grâce. Une fois dans le wagon, l’adolescente appuya sa joue contre la vitre et, ses écouteurs dans les oreilles, entreprit de faire défiler à l’infini son feed
Instagram. Fanny vérifia ses e-mails, puis l’observa en silence. Elle essayait de se souvenir de ce qu’elle ressentait à quinze ans. Comment aurait-elle voulu qu’on s’adresse à elle ? Avec quels genres d’adultes aurait-elle été susceptible de s’entendre ? Sa relation avec sa belle-fille était un échec. Et Fanny détestait échouer. Elle n’avait pas eu la chance de Lilou, l’école privée, les vacances au soleil, les gadgets et les fringues qui semblaient tomber du ciel dès que l’adolescente claquait des doigts. Fanny avait travaillé tous les étés à partir de l’âge de quatorze ans. Elle avait débarqué toute seule à Paris après le bac pour rentrer dans une école de journalisme, qu’elle avait financée en enchaînant un nombre incalculable de petits boulots, de plans foireux et de prêts à la consommation secrets dont elle ne parlait jamais à sa mère. Celle-ci tenait un petit restaurant de plage à Bouville-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais et se fichait de savoir que sa fille aînée mangeait des pâtes sans beurre à tous les repas faute de pouvoir se payer autre chose. Même quand les parents de Fanny étaient encore ensemble, ils travaillaient sans cesse, surtout pendant les vacances. Ils n’étaient jamais allés à une réunion parents-professeurs, ils n’avaient jamais relu ses devoirs. Il n’y avait pas de repas familial le soir quand elle rentrait avec sa sœur après l’école, même pas un Tupperware à réchauffer au micro-ondes, pas d’histoire avant de dormir ou de bisous avant de border les draps. Ses parents étaient en cuisine tous les soirs sauf le lundi. Le restaurant les aspirait comme un trou noir. Pendant le coup de feu, ce n’était même pas la peine de venir leur demander une signature pour une sortie scolaire ou le chèque pour la cantine. Combien de fois, sa petite sœur, Angélique, avait-elle imité la signature de leur mère sur leurs cahiers de correspondance ? Dans l’appartement où ils habitaient, juste au-dessus du restaurant, Fanny et Angélique passaient leurs soirées devant la télévision en grignotant des chips ou les restes du plat du jour de la veille. Le week-end, il fallait souvent qu’elles donnent un coup de main en salle, surtout pendant la haute saison. Pour Fanny, c’était une torture. Elle détestait le bruit et l’agitation, qui l’empêchaient de faire ses devoirs correctement. Elle n’avait pas l’assurance et la repartie de sa sœur qui voyait dans ces week-ends l’opportunité de se coucher tard, de vider un ou deux verres de vin en douce ou de flirter avec les garçons du coin. Avant de déménager à Paris, Fanny n’était jamais allée plus loin que Lille. Mais elle avait fait ce qu’il fallait, elle s’était battue, elle avait adopté l’accent, le style, la manière de s’exprimer et de se tenir à table de ses copines parisiennes. Elle s’était battue corps et âme pour obtenir le métier dont elle rêvait depuis toujours et elle ne comprenait pas que Lilou ne saisisse pas la chance qu’elle avait.Fanny étudiait sa belle-fille du coin de l’œil, la rondeur de ses joues, l’arc-en-ciel dessiné à la main sur ses Converse, ce stick à lèvres rose à la cerise qui ne la quittait jamais ou le nounours planqué sous son oreiller et sans lequel elle ne dormait pas. Avant, Fanny savait voir la petite fille qui avait perdu sa maman derrière le maquillage outrancier, les sweat-shirts de skateuse et les minijupes qui valaient des avertissements à Lilou au collège. Mais plus maintenant. Plus depuis qu’elle était tombée sur le journal de Lilou en changeant les draps, deux ans plus tôt. Leurs relations étaient alors déjà compliquées et Fanny avait pensé qu’en lisant quelques pages du carnet dans lequel Lilou dessinait et écrivait régulièrement, elle comprendrait peut-être mieux sa belle-fille, ses émotions fluctuantes, sa colère, son éloignement. Elle avait ouvert au hasard et ses yeux étaient tombés sur cette phrase : « Parfois, je voudrais que Fanny meure. On serait heureux tous les trois, Oscar, Papa et moi. » Fanny avait refermé le carnet, horrifiée. Contre toute attente, elle en avait pleuré. Ce jour-là, elle avait décidé d’arrêter de faire des efforts. Avec un peu de chance, Lilou quitterait la maison à dix-huit ans. En attendant, Fanny prenait sur elle, elle n’avait pas le choix. L’homme de sa vie n’avait qu’un seul défaut : sa fille.
— On descend, annonça-t-elle en se levant.
À peine Fanny était-elle arrivée à l’accueil du magazine que Catherine fondit sur elle.
— Fanny, enfin, tu crois que c’est une heure pour arriver au bureau ? Tu as cru que tu bossais à La Poste ? Bonjour, tu dois être la fameuse Lilou, poursuivit Catherine avec un grand sourire.