Il est parti, parce qu’il peut désormais compter sur ses propres forces, songeait-il. « Je n’ai plus besoin de toi », avait dit Raistlin.
Je devrais être content. J’aime Tika, et elle m’aime. À présent, nous sommes libres. Elle peut être au centre de mes pensées. Elle le mérite et elle en a besoin.
Ce n’est pas le cas de Raistlin. Du moins, c’est ce que tout le monde croit. Les autres se sont toujours demandé comment je pouvais supporter les sarcasmes, les récriminations et l’autoritarisme de mon frère. Ils me considèrent avec pitié, me tiennent pour quelqu’un d’un peu lent d’esprit. Il est vrai que je le suis, comparé à Raistlin. Je suis comme un bœuf qui porte son fardeau sans fléchir et sans se plaindre.
Mais ils n’ont rien compris. Eux n’ont pas besoin de moi. Même Tika n’a pas autant besoin de moi que Raistlin. Ils ne l’ont jamais entendu hurler la nuit, quand nous étions petits. Personne ne s’occupait de nous, il n’y avait que moi pour l’écouter et le consoler. Jamais il ne se souvenait de ses rêves, mais ils devaient être affreux. Il s’accrochait à moi en sanglotant, et je lui racontais des histoires pour dissiper sa frayeur. Au bout d’un moment, il cessait de trembler. Il ne souriait ni ne riait jamais. « Je dois dormir, disait-il en serrant ma main dans la sienne, je suis si fatigué. Veille sur mon sommeil. Empêche-les de m’emporter avec eux. » « Je ne laisserai personne te faire du mal, Raist ! Je te le promets ! »
Il se rendormait. Je tenais ma promesse, et je restais éveillé. Le plus étrange, c’est que les cauchemars ne revenaient pas tant que je le veillais. Peut-être les éloignais-je vraiment ?
Plus tard, – nous étions déjà grands –, il lui arrivait de crier la nuit et de me réclamer. J’étais toujours là. Que va-t-il devenir maintenant ? Que fera-t-il sans moi, perdu seul dans le noir ?
Que vais-je devenir sans lui ?
Caramon ferma les yeux. Il pleurait en silence.
7
Une aide inespérée
— Voilà notre histoire.
Tanis se tut. Ses grands yeux verts fixés sur lui, Apoletta l’avait écouté avec attention. Accoudée à la marche, au ras de l’eau, elle réfléchissait.
L’atmosphère sereine des lieux avait apaisé Tanis. L’idée de retourner sous la lumière crue du soleil lui donnait quelque appréhension. Comme il aurait été facile de tout oublier et de rester caché pour toujours dans un monde sans bruit et sans fureur.
— Et lui ? interrogea Apoletta en désignant Berem.
Tanis revint à la réalité.
— Je ne sais pas, répondit-il.
Berem scrutait les recoins de la caverne en remuant les lèvres.
— D’après la Reine des Ténèbres, il est l’homme clé. Si elle parvient à mettre la main sur lui, elle remportera une victoire totale.
— Mais c’est toi qui lui as mis la main dessus, dit Apoletta. Tiens-tu pour autant la victoire ?
La question prit Tanis par surprise. Il caressa machinalement sa barbe en réfléchissant. Il n’avait pas pensé à cela !
— C’est vrai… C’est entre nos mains qu’il est tombé, mais que pourrions-nous faire ? En quoi Berem peut-il détenir la clé de la victoire ?
— Il ne le sait pas ?
— Il prétend que non.