— J’sais bien que j’sus t’un faible avec elle, reconnaît mon compagnon d’équipée, mais c’est physique : je l’ai dans la peau… Vois-tu, San-A., j’aime tout en elle : ses bajoues, ses moustaches et jusqu’aux verrues qu’elle a sur le pif…
Son humidité le soulage. Il l’assèche au moyen d’un mouchoir grand comme un parachute et passant de la vache à l’âne, me raconte une pièce qu’il a visionnée l’avant-veille à la télé.
— Ça s’intitule
— Une pièce normande ?
— Non, espagnole. Le
— Drôle de nom pour une fille.
— C’est espagnol, que je te dis… Ça se passe dans l’ancien temps. Le dabe du Cidre a des crosses avec çui d’Archimède. C’est un vieux daron façon croulant. L’autre lui cloque une mandale sans s’occuper de ses crins blancs. Le Cidre prend les patins de son vieux. Il a une vache explication avec son futur beau-dabe et lui carre sa rapière dans le baquet. Du coup, ça complique les relations avec sa poule.
« On croit que l’Archimède va lui arracher les lampions avec ses ciseaux à broder, mais pas du tout : elle se le fait quand même qu’il a dessoudé son vioque. Et tu sais pourquoi ? Because elle l’a dans la peau, comme moi avec Berthe. Quand on aime, on pardonne tout. C’est physique, je te répète… »
— Dis donc, fais-je, ôte-moi un doute, ton Cidre, c’est pas une pièce de Corneille ?
— Il me semble.
— Eh bien, tu vois, ricané-je, c’est pas le Cidre de Corneille qui est normand.
— Possible, dit le Gros. Moi, tu sais, tous ces gars de la Nouvelle Vague, je m’assois dessus.
C’est sur cette déclaration pertinente de mon éminent collègue que nous débarquons au domaine de Lamain-Aupanier.
La demeure croulante est plus croulante que jamais. Un calme funèbre l’isole du monde. Je laisse ma chignole dans la cour d’honneur envahie par les chardons, et, suivi de l’amateur du Cidre, je pénètre
Dans le hall, sur deux tréteaux, il y a la bière du comte avec, sur le couvercle, quelques humbles bouquets apportés par les anciens vassaux de Souvelle, je présume.
Je suis fort surpris de ne pas voir Pinaud. Il m’eût été agréable que l’honorable déchet vînt à notre rencontre. Je m’apprête à faire part à Béru de ma surprise lorsque de la pièce voisine — celle qui est pourvue d’une cheminée — nous parvient un bruit étrange qui n’est pas sans rappeler les Vingt-quatre Heures du Mans.
Nous nous dirigeons vers cette source de bruit, et qu’apercevons-nous ? L’inspecteur Principal Pinuche et le brigadier Jean Névudautre couchés devant la cheminée où meurt un feu de brandons. Ils sont recouverts d’une vieille couverture de cheval décrochée dans la remise, je présume, et ils jouent à
Pinaud a conservé son chapeau qui lui constitue comme une sorte d’espèce d’auréole ; le brigadoche a son képi de travers. Quatre bouteilles vides sont couchées près d’eux, donnant un sens profond à ce tableau allégorique qui représente la police et la gendarmerie fraternellement unies.
Je m’approche de ce couple attendrissant encore que mal rasé, vineux, cradingue et malodorant. Quelques menus coups de latte dans les côtelettes de ces messieurs les extraient d’un rêve fou emmené à vive allure par le postillon des vins du même nom. C’est à mon tour de postillonner :
— Qu’est-ce que ça veut dire ! Vous n’avez pas honte de vous mettre dans des états pareils !
Le brigadier, assis sur son énorme postère, la visière de son képi perpendiculaire à sa tempe gauche, me fait à tout hasard un salut militaire grand format. Pinuche, lui, se gratte les commissures. Il bâille à en perdre son râtelier et murmure gentiment :
— Tiens, c’est vous autres !
— Espèce de soûlard ! Rebut de la flicaille ! Déjection de l’humanité ! Incongruité du néant ! hurlé-je…
« Je te ferai limoger ! La retraite ! Tu vas l’avoir, ton Pont-aux-Dames, tu m’écœures, tu m’ulcères, tu me désabuses… »
Béru, ravi de l’algarade, joue les hypocrites.
— Le fait est que vous y êtes allés un peu fort, dit-il en louchant mélancoliquement sur les flacons vides.
— Je vais vous expliquer, bêle le Révérend… Hier soir, après qu’on soit venu mettre le comte en boîte, je suis allé m’alimenter… Il fallait, non ? J’avais rien bouffé de la journée. Mon ami Jean, ici présent…
Nouveau salut militaire de l’intéressé qui est la confusion faite gendarme.
— Mon ami Jean m’a invité chez lui. Il a une femme charmante, Yvonne… Et qui cuisine comme une fée. Tu te souviens, Béru, de la blanquette de veau que nous avions mangée chez la mère de San-A. ? Imagine-toi la pareille… Je n’en reviens pas, il paraît qu’Yvonne met du citron dedans, je veux bien le croire…
Je relève mon rigolo à pleines mains.
— Tu te fous de moi ou tu es vraiment gâteux ? lui demandé-je dans le nez.
Il éternue et rabat les bords gondolés de son bitos.