Le 6 mai 1770, à l’heure où les eaux du grand fleuve se teignent d’un reflet blanc irisé de rose, c’est-à-dire au moment où, pour tout le Rhingau, le soleil descend derrière l’aiguille de la cathédrale de Strasbourg, qui la coupe en deux hémisphères de feu, un homme qui venait de Mayence, après avoir traversé Alzey et Kircheim-Poland, apparut au delà du village de Danenfels, suivit le sentier, tant que le sentier fut visible, puis, lorsque toute trace de chemin fut effacée, descendant de son cheval et le prenant par la bride, il alla sans hésitation l’attacher au premier sapin de la redoutable forêt.
L’animal hennit avec inquiétude, et la forêt sembla tressaillir à ce bruit inaccoutumé.
– Bien! bien! murmura le voyageur; calme-toi, mon bon Djérid. Voici douze lieues faites, et toi, du moins, tu es arrivé au terme de ta course.
Et le voyageur essaya de percer avec le regard la profondeur du feuillage; mais déjà les ombres étaient si opaques, qu’on ne distinguait que des masses noires se découpant sur d’autres masses d’un noir plus épais.
Cet examen infructueux achevé, le voyageur se retourna vers l’animal, dont le nom arabe indiquait à la fois l’origine et la vélocité, et, prenant à deux mains le bas de sa tête, il approcha de sa bouche ses naseaux fumants.
– Adieu, mon brave cheval, dit-il, si je ne te retrouve pas, adieu.
Et ces mots furent accompagnés d’un regard rapide que le voyageur promena autour de lui, comme s’il eût redouté ou désiré d’être entendu.
Le cheval secoua sa crinière soyeuse, frappa du pied la terre et hennit de ce hennissement qu’il devait, dans le désert, faire entendre à l’approche du lion.
Le voyageur, cette fois, se contenta de secouer la tête de haut en bas avec un sourire, comme s’il eût voulu dire:
– Tu ne te trompes pas, Djérid, le danger est bien ici.
Mais alors, décidé sans doute d’avance à ne pas combattre ce danger, l’aventureux inconnu tira de ses arçons deux beaux pistolets aux canons ciselés et à la crosse de vermeil, puis avec le tire-bourre de leur baguette, il les déchargea l’un après l’autre, en extirpant la bourre et la balle, puis enfin il sema la poudre sur le gazon.
Cette opération terminée, il remit les pistolets dans les fontes.
Ce n’est pas tout.
Le voyageur portait à sa ceinture une épée à poignée d’acier; il déboucla le ceinturon, le roula autour de l’épée, passa le tout sous la selle, l’assujettit avec l’étrier, de façon à ce que la pointe de l’épée correspondît à l’aine du cheval et la poignée à l’épaule.
Enfin, ces formalités étranges accomplies, le voyageur secoua ses bottes poudreuses, ôta ses gants, fouilla dans ses poches, et y ayant trouvé une paire de petits ciseaux et un canif à manche d’écaille, il les jeta l’un après l’autre par-dessus son épaule, sans même regarder où ils allaient tomber.
Cela fait, après avoir passé une dernière fois la main sur la croupe de Djérid, après avoir respiré, comme pour donner à sa poitrine tout le degré de dilatation qu’elle pouvait acquérir, le voyageur chercha inutilement un sentier quelconque, et n’en voyant point, il entra au hasard dans la forêt.
C’est le moment, nous le croyons, de donner à nos lecteurs une idée exacte du voyageur que nous venons de faire apparaître à leurs yeux, et qui est destiné à jouer un rôle important dans le cours de notre histoire.
Celui qui après être descendu de cheval venait de s’aventurer si hardiment dans la forêt, paraissait être un homme de trente à trente-deux ans, d’une taille au-dessus de la moyenne, mais si admirablement pris, qu’on sentait circuler tout à la fois la force et l’adresse dans ses membres souples et nerveux. Il était vêtu d’une espèce de redingote de voyage de velours noir à boutonnières d’or; les deux bouts d’une veste brodée apparaissaient au-dessous des derniers boutons de cette redingote, et une culotte de peau collante dessinait des jambes qui eussent pu servir de modèle à un statuaire, et dont l’on devinait la forme élégante à travers des bottes de cuir verni.
Quant à son visage, qui avait toute la mobilité des types méridionaux, c’était un singulier mélange de force et de finesse: son regard, qui pouvait exprimer tous les sentiments, semblait, lorsqu’il s’arrêtait sur quelqu’un, plonger dans celui sur lequel il s’arrêtait deux rayons de lumière destinés à éclairer jusqu’à son âme. Ses joues brunes avaient été, cela se voyait tout d’abord, hâlées par les rayons d’un soleil plus brûlant que le notre. Enfin, une bouche grande, mais belle de forme, s’ouvrait pour laisser voir un double rang de dents magnifiques que la haleur du teint faisait paraître plus blanches encore. Le pied était long, mais fin; la main était petite, mais nerveuse.