– Oui; nous attendions depuis le matin sur le glacis, il pleuvait à verse, nos habits ruisselaient d’eau. On n’avait aucune nouvelle bien certaine de l’heure positive à laquelle arrivait madame la dauphine. Mon major m’envoya en reconnaissance au-devant du cortège. Je fis une lieue à peu près. Tout à coup, au détour d’un chemin, je me trouvai face à face avec les premiers cavaliers de l’escorte. J’échangeai quelques paroles avec eux; ils précédaient Son Altesse royale, qui passa la tête par la portière et demanda qui j’étais.
«Il paraît qu’on me rappela; mais, pressé d’aller porter une réponse affirmative à celui qui m’avait envoyé, j’étais déjà reparti au galop. La fatigue d’une faction de six heures avait disparu comme par enchantement.
– Et madame la dauphine? demanda Andrée.
– Elle est jeune comme toi, elle est belle comme tous les anges, dit le chevalier.
– Dis donc, Philippe?… dit le baron en hésitant.
– Eh bien, mon père?
– Madame la dauphine ne ressemble-t-elle point à quelqu’un que tu connais?
– Que je connais, moi?
– Oui.
– Personne ne peut ressembler à madame la dauphine, s’écria le jeune homme avec enthousiasme.
– Cherche.
Philippe chercha.
– Non, dit-il.
– Voyons… à Nicole, par exemple?
– Oh! c’est étrange! s’écria Philippe surpris. Oui, Nicole en effet a quelque chose de l’illustre voyageuse. Oh! mais, c’est si loin d’elle, si au-dessous d’elle! Mais d’où avez-vous pu savoir cela, mon père?
– Je le tiens d’un sorcier, ma foi.
– D’un sorcier? dit Philippe étonné.
– Oui, lequel m’avait en même temps prédit ta venue.
– L’étranger? demanda timidement Andrée.
– L’étranger, est-ce cet homme qui était près de vous quand je suis arrivé, monsieur, et qui s’est discrètement retiré à mon approche?
– Justement; mais achève ton récit, Philippe, achève.
– Peut-être vaudrait-il mieux faire quelques préparatifs? dit Andrée.
Mais le baron la retint par la main.
– Plus vous préparerez, plus nous serons ridicules, dit-il. Continuez, Philippe, continuez.
– J’y suis, mon père. Je revins donc à Strasbourg, je m’acquittai de mon message; on prévint le gouverneur, M. de Stainville, qui accourut aussitôt. Comme le gouverneur, prévenu par un messager, arrivait sur le glacis, on battait aux champs, le cortège commença de paraître et nous courûmes à la porte de Kehl. J’étais près du gouverneur.
– M. de Stainville, dit le baron; mais attends donc, j’ai connu un Stainville, moi…
– Beau-frère du ministre, de M. de Choiseul.
– C’est cela; continue, dit le baron.
– Madame la dauphine, qui est jeune, aime sans doute les jeunes visages, car elle écouta distraitement les compliments de M. le gouverneur, et, fixant les yeux sur moi, qui m’étais reculé par respect:
«- N’est-ce pas monsieur, demanda-t-elle en me montrant, qui a été envoyé au-devant de moi?
«- Oui, madame, répondit M. de Stainville.
«- Approchez, monsieur, dit-elle.
– Je m’approchai.
«- Comment vous nomme-t-on? demanda madame la dauphine d’une voix charmante.
«- Le chevalier Taverney-Maison-Rouge, répondis-je en balbutiant.
«- Prenez ce nom sur vos tablettes, ma chère, dit madame la dauphine en s’adressant à une vieille dame que j’ai su depuis être la comtesse de Langershausen, sa gouvernante, et qui écrivit effectivement mon nom sur son agenda.
«Puis, se tournant vers moi:
«- Ah! monsieur, dit-elle, dans quel état vous a mis cet affreux temps! En vérité, je me fais de grands reproches quand je songe que c’est pour moi que vous avez tant souffert.»
– Que c’est bien à madame la dauphine, et quelles charmantes paroles! s’écria Andrée en joignant les mains.
– Aussi je les ai retenues mot pour mot, dit Philippe, avec l’intonation, l’air du visage qui les accompagnaient, tout, tout, tout!
– Très bien! très bien! murmura le baron avec un singulier sourire dans lequel on pouvait lire à la fois et la fatuité paternelle et la mauvaise opinion qu’il avait des femmes et même des reines. Bien, continuez, Philippe.
– Que répondîtes-vous? demanda Andrée.
– Je ne répondis rien; je m’inclinai jusqu’à terre, et madame la dauphine passa.
– Comment! vous n’avez rien répondu? s’écria le baron.
– Je n’avais plus de voix, mon père. Toute ma vie s’était retirée en mon cœur, que je sentais battre avec violence.
– Du diable si à votre âge, quand je fus présenté à la princesse Leczinska, je ne trouvai rien à dire!
– Vous avez beaucoup d’esprit, vous, monsieur, répondit Philippe en s’inclinant.
Andrée lui serra la main.
– Je profitai du départ de Son Altesse, continua Philippe, pour retourner à mon logis et y faire une nouvelle toilette, car j’étais effectivement trempé d’eau et souillé de boue à faire pitié.
– Pauvre frère! murmura Andrée.
– Cependant, continua Philippe, madame la dauphine était arrivée à l’hôtel de ville et recevait les félicitations des habitants. Les félicitations épuisées, on vint la prévenir qu’elle était servie, et elle se mit à table.