– Oui, avec un bâton que j’aiguisais et du sable que je faisais passer au tamis pour qu’il fût plus fin. Pendant deux ans, j’écrivis comme on imprime, copiant dans un livre, et ignorant qu’il y eût d’autres caractères que ceux que j’étais parvenu à imiter avec assez de bonheur. Enfin, un jour, il y a trois ans à peu près, mademoiselle Andrée était partie pour le couvent; on n’en avait plus de nouvelles depuis quelques jours, quand le facteur me remit une lettre d’elle pour son père. Je vis alors qu’il existait d’autres caractères que les caractères imprimés. M. de Taverney brisa le cachet et jeta l’enveloppe; cette enveloppe, je la ramassai précieusement, et je l’emportai; puis la première fois que revint le facteur, je me fis lire l’adresse; elle était conçue en ces termes: «À monsieur le baron de Taverney-Maison-Rouge, en son château, par Pierrefitte.»
«Sur chacune de ces lettres, je mis la lettre correspondante en caractère imprimé, et je vis que, sauf trois, toutes les lettres de l’alphabet étaient contenues dans ces deux lignes. Puis j’imitai les lettres tracées par mademoiselle Andrée. Au bout de huit jours, j’avais reproduit cette adresse dix mille fois peut-être et je savais écrire. J’écris donc passablement, et même plutôt bien que mal. Vous voyez, monsieur, que mes espérances ne sont pas exagérées, puisque je sais écrire, puisque j’ai lu tout ce qui m’est tombé sous la main, puisque j’ai essayé de réfléchir sur tout ce que j’ai lu. Pourquoi ne trouverais-je point un homme qui ait besoin de ma plume, un aveugle qui ait besoin de mes yeux, ou un muet qui ait besoin de ma langue?
– Vous oubliez qu’alors vous auriez un maître, vous qui n’en voulez pas avoir. Un secrétaire ou un lecteur sont des domestiques de second ordre et pas autre chose.
– C’est vrai, murmura Gilbert en pâlissant; mais n’importe, il faut que j’arrive. Je remuerai les pavés de Paris; je porterai de l’eau, s’il le faut, mais j’arriverai ou je mourrai en route, et alors mon but sera atteint de même.
– Allons! allons! dit l’étranger, vous me paraissez être, en effet, plein de bonne volonté et de courage.
– Mais vous-même, voyons, dit Gilbert, vous-même, si bon pour moi, n’exercez-vous pas une profession quelconque? Vous êtes vêtu comme un homme de finance.
Le vieillard sourit de son sourire doux et mélancolique.
– J’ai une profession, dit-il; oui, c’est vrai, car tout homme doit en avoir une, mais elle est entièrement étrangère aux choses de finances. Un financier n’herboriserait point.
– Herborisez-vous par état?
– Presque.
– Alors, vous êtes pauvre?
– Oui.
– Ce sont les pauvres qui donnent! Car la pauvreté les a rendus sages, et un bon conseil vaut mieux qu’un louis d’or. Donnez-moi donc un conseil.
– Je ferai mieux peut-être.
Gilbert sourit.
– Je m’en doutais, dit-il.
– Combien croyez-vous qu’il vous faille pour vivre?
– Oh! bien peu.
– Peut-être ne connaissez-vous point Paris?
– C’est la première fois que je l’ai aperçu hier des hauteurs de Luciennes.
– Alors vous ignorez qu’il en coûte cher pour vivre dans la grande ville?
– Combien à peu près?… Établissez-moi une proportion.
– Volontiers. Tenez, par exemple, ce qui coûte un sou en province, coûte trois sous à Paris.
– Eh bien! dit Gilbert, en supposant un abri quelconque où je puisse me reposer après avoir travaillé, il me faut pour la vie matérielle six sous par jour, à peu près.
– Bien! bien! mon ami, s’écria l’étranger. Voilà comme j’aime l’homme. Venez avec moi à Paris et je vous trouverai une profession indépendante, à l’aide de laquelle vous vivrez.
– Ah! monsieur! s’écria Gilbert ivre de joie.
Puis se reprenant:
– Il est bien entendu que je travaillerai réellement et que ce n’est point une aumône que vous me faites?
– Non pas. Oh! soyez tranquille, mon enfant, je ne suis pas assez riche pour faire l’aumône, et pas assez fou surtout pour la faire au hasard.
– À la bonne heure, dit Gilbert, que cette boutade misanthropique mettait à l’aise au lieu de le blesser. Voilà un langage que j’aime. J’accepte votre offre et je vous en remercie.
– C’est donc convenu que vous venez à Paris avec moi?
– Oui, monsieur, si vous le voulez bien.
– Je le veux, puisque je vous l’offre.
– À quoi serai-je tenu envers vous?
– À rien… qu’à travailler; et encore, c’est vous qui réglerez votre travail; vous aurez le droit d’être jeune, le droit d’être heureux, le droit d’être libre, et même le droit d’être oisif… quand vous aurez gagné vos loisirs, dit l’étranger en souriant comme malgré lui.
Puis levant les yeux au ciel:
– Ô jeunesse! ô vigueur! ô liberté! ajouta-t-il avec un soupir.
Et à ces mots, une mélancolie d’une poésie inexprimable se répandit sur ses traits fins et purs.
Puis il se leva, s’appuyant sur son bâton.
– Et maintenant, dit-il plus gaiement, maintenant que vous avez une condition, vous plaît-il que nous remplissions une seconde boîte de plantes? J’ai ici des feuilles de papier gris sur lesquelles nous classerons la première récolte. Mais à propos, avez-vous encore faim? Il me reste du pain.