«J’attendais qu’il parlât; ma poitrine se soulevait pour ainsi dire, montant comme une vague au-devant de sa parole; mais il se contenta d’étendre ses deux mains au-dessus de ma tête en les approchant de la grille qui nous séparait. Aussitôt, une extase inouïe s’empara de moi; il me souriait. Je lui rendis son sourire tout en fermant les yeux comme écrasée sous une langueur infinie. Pendant ce temps, comme s’il n’avait pas désiré autre chose que de s’assurer de sa puissance sur moi, il disparut; à mesure qu’il s’éloignait, je reprenais mes sens; cependant j’étais encore sous l’empire de cette étrange hallucination, quand ma voisine de la via Frattina, ayant achevé sa prière, se releva, prit congé de moi, m’embrassa et sortit à son tour.
«En me déshabillant le soir, je trouvai sous ma guimpe un billet qui contenait seulement ces trois lignes:
«À Rome, celui qui aime une religieuse est puni de mort. Donnerez vous la mort à qui vous devez la vie?»
«De ce jour, Madame, la possession fut complète, car je mentis à Dieu, en ne lui avouant pas que je songeais à cet homme autant et plus qu’à lui.»
Lorenza, effrayée elle-même de ce qu’elle venait de dire, s’arrêta pour interroger la physionomie si douce et si intelligente de la princesse.
– Tout cela n’est point de la possession, dit Madame Louise de France avec fermeté. C’est une malheureuse passion, je vous le répète, et, je vous l’ai dit, les choses du monde ne doivent point entrer jusqu’ici, sinon à l’état de regrets.
– Des regrets, Madame? s’écria Lorenza. Quoi! vous me voyez en larmes, en prières, vous me voyez à genoux vous suppliant de me soustraire au pouvoir infernal de cet homme, et vous me demandez si j’ai des regrets? Oh! j’ai plus que des regrets; j’ai des remords!
– Cependant, jusqu’à cette heure…, dit Madame Louise.
– Attendez, attendez jusqu’au bout, fit Lorenza, et alors ne me jugez pas trop sévèrement, je vous en supplie, Madame.
– L’indulgence et la douceur me sont recommandées, et je suis aux ordres de la souffrance.
– Merci! oh! merci! vous êtes véritablement l’ange consolateur que j’étais venue chercher.
«Nous descendions à la chapelle trois jours par semaine; à chacun de ces offices, l’inconnu assista. J’avais voulu résister; j’avais dit que j’étais malade; j’avais résolu que je ne descendrais point. Faiblesse humaine! quand venait l’heure, je descendais malgré moi, et, comme si une force supérieure à ma volonté m’eût poussée, alors, s’il n’était point arrivé, j’avais quelques instants de calme et de bien-être; mais, à mesure qu’il approchait, je le sentais venir. J’aurais pu dire: il est à cent pas, il est au seuil de la porte, il est dans l’église, et cela sans regarder de son côté; puis, dès qu’il était arrivé à sa place accoutumée, mes yeux fussent-ils fixés sur mon livre de prières pour l’invocation la plus sainte, mes yeux se détournaient pour s’arrêter sur lui.
«Alors, si longtemps que se prolongeât l’office, je ne pouvais plus lire ni prier. Toute ma pensée, toute ma volonté, toute mon âme étaient dans mes regards, et tous mes regards étaient pour cet homme, qui, je le sentais bien, me disputait à Dieu.
«D’abord, je n’avais pu le regarder sans crainte; ensuite, je le désirai; enfin, je courus avec la pensée au-devant de lui. Et souvent, comme on voit dans un songe, il me semblait le voir la nuit dans la rue ou le sentir passer sous ma fenêtre.
«Cet état n’avait point échappé à mes compagnes. La supérieure en fut avertie; elle prévint ma mère. Trois jours avant celui où je devais prononcer mes vœux, je vis entrer dans ma cellule les trois seuls parents que j’eusse au monde: mon père, ma mère, mon frère.
«Ils venaient pour m’embrasser encore une fois, disaient-ils, mais je vis bien qu’ils avaient un autre but, car, restée seule avec moi, ma mère m’interrogea. Dans cette circonstance, il est facile de reconnaître l’influence du démon, car, au lieu de lui tout dire, comme j’eusse dû le faire, je niai tout obstinément.
«Le jour où je devais prendre le voile était venu au milieu d’une étrange lutte que je soutenais en moi-même, désirant et redoutant l’heure qui me donnerait tout entière à Dieu, et sentant bien que, si le démon avait quelque tentative suprême à faire sur moi, ce serait à cette heure solennelle qu’il l’essayerait.
– Et cet homme étrange ne vous avait pas écrit depuis la première lettre que vous trouvâtes dans votre guimpe? demanda la princesse.
– Jamais, Madame.
– À cette époque, vous ne lui aviez jamais parlé?
– Jamais, sinon mentalement.
– Ni écrit?
– Oh! jamais.
– Continuez. Vous en étiez au jour où vous prîtes le voile.