<…> l’assurance qui Vous est si bien dûe de ma sincère estime.
Alexandre
18. G. F. Parrot à Alexandre IER
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Sire!
Me voici vis-à-vis de Votre lettre; je la relis, peut-être pour la dixième fois. L’attendrissement qu’elle m’a causé à la première lecture ne diminue pas et je ne sais comment répondre. Les idées et les sentiments, le souvenir de mon séjour à Pétersbourg, le bonheur dont Votre présence m’a comblé, supérieur à tout ce que mon ardente imagination osait se permettre de désirer – tout se croise dans ma tête et dans mon cœur – je ne viens pas à bout d’écrire. Je me trouve si heureux dans cette situation! – Mais les affaires m’appelleront bientôt, et je Vous dois, Sire, une réponse dictée par la raison seule.
Croyez, Sire, fermement, que j’ai percé en effet au travers de la pourpre qui Vous environne, que je n’aime de toute Votre personne que Vous-même. Peu après Votre avènement au trône Vos premiers Ukases m’inspirèrent de l’enthousiasme pour le Monarque qui sait aimer les hommes, et lors de votre passage à Dorpat, où j’eus le bonheur de Vous dire à la hâte quelques mots dictés assurément par un sentiment pur, je ne voyais encore en Vous que l’instrument de bonheur de 40 millions d’hommes. Votre présence me mène plus loin que je ne croyais. Le ton de Votre réponse m’assura qu’elle contenait quelque chose de plus expressif que les mots officiels dont je dressai le protocole. Je commençai à Vous appartenir. Cependant je fluctuais encore. Je redoutais l’influence du Monarque. Il est si difficile d’éprouver ses sentiments. À Pétersbourg, où Votre cœur daigna s’adresser au mien, je me donnai à Vous sans réserve, sans crainte, sûr à présent qu’aucun égoïsme ne pouvait entrer dans ce que j’éprouvais pour Vous. Cette sûreté me rend heureux, elle adoucit l’amertume qu’on tâche de répandre sur ma vie; peut-être me rendra-t-elle invulnérable à cet égard. Laissez-moi ce sentiment tout entier, Sire. Laissez-moi Vous aimer à ma façon; et quand l’heure sonnera – souvenez-Vous de moi, comme Vous me l’avez promis. Je paierai ma dette en homme dans l’âme duquel les sentiments tendres n’ont laissé aucune empreinte de la faiblesse.
Sire, Vos réflexions sur la prospérité, l’adversité et l’attachement m’ont frappé. D’abord, j’ai été ravi de pouvoir en conclure que Vous Vous trouvez heureux. Il est vrai que les Princes qui se trouvent heureux sur le trône ne sont pas rares. Il y en a tant qui ont le secret de faire le bonheur de leurs sujets en toute commodité et de trouver ce passe-temps fort agréable, tandis que les Princes qui aiment véritablement leur peuple tombent souvent dans le défaut de ne pas aimer leur sublime vocation, parce que les difficultés qu’ils éprouvent les fatiguent. Ceux-là exigent trop peu d’eux-mêmes, ceux-ci exigent trop de l’humanité. Vous sentez sûrement, Sire, tous les désagréments de Votre situation; mais Vous savez que l’homme fort doit les supporter, qu’il doit accepter des mains de la providence les maux comme les biens sans répugnance, de gaieté de cœur. Il faut être généreux envers la nature, comme elle l’a été envers Vous. Vous l’êtes, Sire, je lis avec enthousiasme dans Votre lettre que Vous Vous trouvez heureux. Soyez-le, ô le plus chéri des mortels, soyez-le constamment, dans le sens que je donne à ce mot. Il n’y a que Vos ennemis qui puissent Vous souhaiter un bonheur constant dans le sens vulgaire1
.Vous m’avez donné une maxime qui m’a fait un plaisir infini. Elle est d’une vérité frappante. «Ce sont précisément les événements qui éprouvent l’homme lui-même». Une confiance immodérée en ses propres forces, la présomption, pour m’exprimer simplement, est une partie marquée du caractère de notre siècle. J’ai droit de le dire parce que je ne fais pas d’exception pour moi-même. Je me suis plus d’une fois surpris à ce défaut, qui me vient de la nécessité où je me suis constamment trouvé de payer de ma personne. On se fie trop facilement à soi-même lorsqu’on est persuadé de sa bonne volonté, et cette confiance immodérée a souvent coûté à tel honnête homme sa moralité parce que pour arriver à ses fins qui étaient bonnes en soi, il est devenu facile sur les moyens, faute de force pour y arriver en droiture. Jusqu’à présent je n’ai pas encore fléchi sur mon principe de ne point employer des moyens ignobles même pour le plus noble but. Aussi ai-je souffert, surtout tant que mon caractère n’était pas formé.
Mais, Sire, en m’accusant moi-même de présomption ne diminue-je pas la confiance dont Vous m’honorez, surtout sur le point de ce que Vous voulez bien appeler mes offres? Je l’ignore. Mais je sais qu’il était de mon devoir d’être vrai, et je n’ai à cet égard qu’un vœu, c’est que, que Votre confiance soit grande ou petite, forte ou faible, Vous me teniez parole dès que le cas s’en présentera.