Ce retour m'a lancée plus haut, plus loin que mes premières tentatives. La descente aux abîmes qui a suivi mes succès initiaux m'a rendue plus forte. Je ne me laisse plus marcher sur les pieds. J'ai appris à me faire respecter.
Pour petit ami, j'ai élu un mannequin homme. Bien que nous pratiquions le même métier, lui, il n'assume pas. Il a honte de poser et de défiler. Esteban proclame qu'il fait ça «en attendant».
Je l'ai choisi sur sa seule beauté physique. Il est très décoratif, dans le genre «latino». Je lui ai laissé entendre que dès que je serais lasse de lui, je le recracherais comme un noyau de cerise. Loin de le repousser, cette perspective me l'attache encore davantage. «Ah, Venous, toi seule tou mé comprends…» Les hommes sont si faciles à manipuler. Il me semble avoir saisi comment ils fonctionnent. Il suffit qu'une femme ne dépende pas d'eux pour qu'ils aient envie de dépendre d'elle.
Esteban, au lit, c'est un athlète avide de remporter la course. Il se donne un mal fou. Je le soupçonne même d'user de produits dopants. Tout ça pour mon plaisir! Au début, j'ai cherché à le rassurer, mais j'ai vite compris qu'au contraire mieux valait le laisser à son incertitude. Je lui en réclame toujours plus, et il aime ça.
Je le mérite bien, après tout. J'ai dix-sept ans et demi et je suis sublime.
Pour me détendre de l'ambiance des plateaux, je me suis mise à fumer. La cigarette m'aide à décompresser et le besoin de nicotine m'oblige à m'aménager des moments de détente. Elle réconcilie aussi. Maman fume également. Il n'y a que lorsque nous fumons toutes les deux, que nous nous proposons tour à tour le briquet, que nous ne nous disputons pas.
Maman m'aime, je le sais, et pourtant je sens qu'au fond d'elle-même elle me reproche le départ de papa. Toutes ses autres histoires de cœur, depuis, ont tourné à la catastrophe. On dirait qu'à peine elle a jeté son dévolu sur quelqu'un qu'elle se prépare à affronter l'échec. Ses compagnons s'en rendent sûrement compte et ça les crispe.
Il faut que je me libère de son influence. En plus, quand je vois sa trajectoire professionnelle, il y a de quoi être déprimée. Dans le métier, maman est déjà considérée comme une «vieille». Elle n'est plus demandée que pour des catalogues de vente par correspondance.
À la maison, elle s'est mise à carburer au whisky en visionnant des cassettes de films d'horreur. Mauvais trip.
J'ai compris les règles du métier, je crois. On monte vite et on descend vite, mais plus on monte haut, plus on a de chances de ne pas redescendre.
Il faut que je monte très haut. Il faut que je devienne Miss Univers. Avec le titre, je gagnerai en même temps un passeport à vie pour les meilleures agences de top-models et pour tous les types qu'il me plaira d'utiliser.
Je surveille de très près mon alimentation. Je mange beaucoup de légumes pour les fibres, beaucoup de fruits pour la souplesse de ma peau et puis je bois beaucoup d'eau minérale pour drainer les sucres et les graisses.
86. JACQUES. 17 ANS ET DEMI
Oral du bac option «philosophie». Question: «La liberté de pensée existe-t-elle?»
Après m'avoir écouté, l'examinateur me dit:
– Vous vous référez au zen, au bouddhisme, au taoïsme… Nous n'avons pas besoin d'aller chercher des références en Asie. Relisez Montaigne, Spinoza, Nietzsche, Platon, vous constaterez qu'ils ont tout compris.
Je me crispe:
– Ce qui m'intéresse dans la pensée orientale, c'est qu'elle se fonde sur une expérience de spiritualité vécue. Lorsqu'un moine zen reste immobile une heure pour faire le vide dans sa tête, lorsqu'un yogi ralentit son souffle et son cœur, lorsqu'un taoïste rit jusqu'à la pâmoison, ce ne sont pas simplement des phrases, ce sont des expériences vécues.
L'examinateur hausse les épaules.
– Allez, je ne vous en veux pas.
Ce disant, il passe les mains sur sa veste chic, comme pour effacer un pli imaginaire.
Je sens monter en moi une vague qui bientôt me submerge. Une colère ancienne tout d'un coup libérée. Cet homme représente tout ce qui, depuis l'enfance, m'exaspère. Tous ces gens qui croient tout savoir, qui sont remplis de certitudes et qui ne veulent surtout rien entendre de nouveau susceptible de remettre en question leur petit train-train. Cet examinateur avec son air satisfait d'homme doté d'un minuscule pouvoir, et comptant bien l'utiliser pour donner un sens à son existence, me navre.
J'explose:
– Vous me donnez pour thème: «La liberté de pensée existe-t-elle?» et, en fait, vous êtes précisément là pour l'interdire! L'originalité de mes idées, vous vous en moquez. Tout ce qui vous intéresse, c'est de vérifier si ma pensée ressemble à la vôtre ou, en tout cas, si je suis capable de la singer.
– Spinoza a une excellente phrase pour expliquer votre erreur. Il a dit que…