Je reproduis méticuleusement le plan de la cathédrale sur une grande feuille de papier à dessin et m'arrange pour que les évolutions de mon récit s'intègrent dans ses repères millénaires. Les croisements de mes intrigues correspondront aux croisements des nefs, mes coups de théâtre aux clefs de voûte. La méthode m'in cite à m'amuser davantage en multipliant les développements parallèles. Mon écriture devient plus fluide, les trajectoires de mes personnages s'inscrivent naturellement dans cette structure parfaite.
J'écoute de la musique de Bach. Jean-Sébastien Bach usait aussi pour ses compositions de structures de type cathédrale. Parfois, deux lignes mélodiques se croisent donnant à l'oreille l'illusion d'en entendre une troisième que pourtant aucun instrument ne joue. J'essaie de reproduire cet effet dans mon écriture avec deux intrigues qui se chevauchent pour créer l'idée d'une troisième, imaginaire celle-là.
La cathédrale de Chartres et Jean-Sébastien Bach constituent mon échafaudage secret. Portés par cette charpente, mes personnages prennent le large et mon écriture accélère. J'arrive à écrire vingt pages définitives par jour au lieu des cinq à revoir habituelles. Mon roman devient de plus en plus épais. 500, 600, 1 000, 1 534 pages… Davantage qu'un simple polar, c'est «Guerre et Paix chez les rats».
Ça me semble enfin suffisamment solide pour être lu.
Il ne me reste plus qu'à trouver un éditeur. J'expédie mon manuscrit par la poste à une dizaine des principales maisons d'édition parisiennes.
120. VENUS
Les jurés votent. Je grignote mon ongle cassé. Je donnerais ma vie pour une cigarette mais le règlement l'interdit. Mon sort se joue en ce moment.
121. IGOR
Je vise. Je tire. J'en abats un deuxième. J'en abats un troisième. Un quatrième. Qu'il est bon de travailler en musique! Je remercie l'Occident décadent d'avoir inventé les baladeurs. Une vision de maman flotte devant moi. Plutôt que de viser le cœur, je cherche la tête. Chaque fois que je songe à maman, j'ai envie de poser le doigt sur une détente.
122. JACQUES
À intervalles plus ou moins longs, je trouve la réponse d'un éditeur dans ma boîte aux lettres. Le premier juge mon sujet trop excentrique. Le deuxième me conseille de remettre mon ouvrage sur le métier en choisissant cette fois pour héros les chats, «beaucoup plus appréciés du grand public».
Je regarde Mona Lisa II.
Y a-t-il un roman à faire sur Mona Lisa Il, le chat le plus décadent de tout l'Occident?
Le troisième éditeur me propose de publier mon roman à mes frais, à compte d'auteur. Il est tout disposé à m'accorder un bon prix.
123. VENUS
Les notes tombent. Elles sont plutôt sévères. La meilleure moyenne pour l'instant tourne autour de 5,4 sur 10. Ça y est, c'est mon tour. Les jurés annoncent l'un après l'autre leur verdict: 4. 5. 6. 5… Je conserve un sourire plaqué sur le visage mais je suis effondrée. Si personne ne m'estime supérieure à ces chiffres minables, je suis perdue. Quelle injustice! Je déteste ces gens avec leurs mines hypocrites. En plus la fille la mieux notée pour le moment est bourrée de cellulite. Ils ne s'en sont donc pas aperçus?
124. ENCYCLOPEDIE
IDÉOSPHÈRE: Les idées sont comme des êtres vivants. Elles naissent, elles croissent, elles prolifèrent, elles sont confrontées à d'autres idées et elles finissent par mourir.
Et si les idées comme les êtres vivants avaient leur propre évolution? Et si les idées se sélectionnaient entre elles pour éliminer les plus faibles et reproduire les plus fortes comme dans le darwinisme? Dans
En 1976, dans
L'idéosphère serait au monde des idées ce que la biosphère est au monde des êtres vivants.