– Non pas, madame, mais faites d’abord que votre salon soit le seul où il s’amuse.
La conversation fut infinie dans ce sens, les écailles tombaient des yeux de l’innocente et spirituelle princesse.
Un courrier de la duchesse alla dire à Fabrice qu’il pouvait entrer en ville, mais en se cachant. On l’aperçut à peine: il passait sa vie déguisé en paysan dans la baraque en bois d’un marchand de marrons, établi vis-à-vis de la porte de la citadelle, sous les arbres de la promenade.
CHAPITRE XXIV
La duchesse organisa des soirées charmantes au palais, qui n’avait jamais vu tant de gaieté; jamais elle ne fut plus aimable que cet hiver, et pourtant elle vécut au milieu des plus grands dangers; mais aussi, pendant cette saison critique, il ne lui arriva pas deux fois de songer avec un certain degré de malheur à l’étrange changement de Fabrice. Le jeune prince venait de fort bonne heure aux soirées aimables de sa mère, qui lui disait toujours:
– Allez-vous-en donc gouverner; je parie qu’il y a sur votre bureau plus de vingt rapports qui attendent un oui ou un non, et je ne veux pas que l’Europe m’accuse de faire de vous un roi fainéant pour régner à votre place.
Ces avis avaient le désavantage de se présenter toujours dans les moments les plus inopportuns, c’est-à-dire quand Son Altesse, ayant vaincu sa timidité, prenait part à quelque charade en action qui l’amusait fort. Deux fois la semaine il y avait des parties de campagne où, sous prétexte de conquérir au nouveau souverain l’affection de son peuple, la princesse admettait les plus jolies femmes de la bourgeoisie. La duchesse, qui était l’âme de cette cour joyeuse, espérait que ces belles bourgeoises, qui toutes voyaient avec une envie mortelle la haute fortune du bourgeois Rassi, raconteraient au prince quelqu’une des friponneries sans nombre de ce ministre. Or, entre autres idées enfantines, le prince prétendait avoir un ministère moral.
Rassi avait trop de sens pour ne pas sentir combien ces soirées brillantes de la cour de la princesse, dirigées par son ennemie, étaient dangereuses pour lui. Il n’avait pas voulu remettre au comte Mosca la sentence fort légale rendue contre Fabrice; il fallait donc que la duchesse ou lui disparussent de la cour.
Le jour de ce mouvement populaire, dont maintenant il était de bon ton de nier l’existence, on avait distribué de l’argent au peuple. Rassi partit de là: plus mal mis encore que de coutume, il monta dans les maisons les plus misérables de la ville, et passa des heures entières en conversation réglée avec leurs pauvres habitants. Il fut bien récompensé de tant de soins: après quinze jours de ce genre de vie il eut la certitude que Ferrante Palla avait été le chef secret de l’insurrection, et bien plus, que cet être, pauvre toute sa vie comme un grand poète, avait fait vendre huit ou dix diamants à Gênes.
On citait entre autres cinq pierres de prix qui valaient réellement plus de 40 000 francs, et que, dix jours avant la mort du prince, on avait laissées pour 35 000 francs, parce que, disait-on, on avait besoin d’argent.
Comment peindre les transports de joie du ministre de la justice à cette découverte? Il s’apercevait que tous les jours on lui donnait des ridicules à la cour de la princesse douairière, et plusieurs fois le prince, parlant d’affaires avec lui, lui avait ri au nez avec toute la naïveté de la jeunesse. Il faut avouer que le Rassi avait des habitudes singulièrement plébéiennes: par exemple, dès qu’une discussion l’intéressait, il croisait les jambes et prenait son soulier dans la main; si l’intérêt croissait, il étalait son mouchoir de coton rouge sur sa jambe, etc. Le prince avait beaucoup ri de la plaisanterie d’une des plus jolies femmes de la bourgeoisie, qui, sachant d’ailleurs qu’elle avait la jambe fort bien faite, s’était mise à imiter ce geste élégant du ministre de la justice.
Rassi sollicita une audience extraordinaire et dit au prince:
– Votre Altesse voudrait-elle donner cent mille francs pour savoir au juste quel a été le genre de mort de son auguste père? avec cette somme, la justice serait mise à même de saisir les coupables, s’il y en a.
La réponse du prince ne pouvait être douteuse.