Au moment de son entrée dans la chambre, la dame d’atours lui remit la petite clef d’or que l’on porte à la ceinture, et qui est la marque de l’autorité suprême dans la partie du palais qui dépend de la princesse. Clara Paolina se hâta de faire sortir tout le monde; et, une fois seule avec son amie, persista pendant quelques instants à ne s’expliquer qu’à demi. La duchesse ne comprenait pas trop ce que tout cela voulait dire, et ne répondait qu’avec beaucoup de réserve. Enfin, la princesse fondit en larmes, et, se jetant dans les bras de la duchesse, s’écria:
– Les temps de mon malheur vont recommencer: mon fils me traitera plus mal que ne l’a fait son père!
– C’est ce que j’empêcherai, répliqua vivement la duchesse. Mais d’abord j’ai besoin, continua-t-elle, que Votre Altesse Sérénissime daigne accepter ici l’hommage de toute ma reconnaissance et de mon profond respect.
– Que voulez-vous dire? s’écria la princesse remplie d’inquiétude, et craignant une démission.
– C’est que toutes les fois que Votre Altesse Sérénissime me permettra de tourner à droite le menton tremblant de ce magot qui est sur sa cheminée, elle me permettra aussi d’appeler les choses par leur vrai nom.
– N’est-ce que ça, ma chère duchesse? s’écria Clara Paolina en se levant, et courant elle-même mettre le magot en bonne position; parlez donc en toute liberté, madame la grande maîtresse, dit-elle avec un ton de voix charmant.
– Madame, reprit celle-ci, Votre Altesse a parfaitement vu la position; nous courons, vous et moi, les plus grands dangers; la sentence contre Fabrice n’est point révoquée; par conséquent, le jour où l’on voudra se défaire de moi et vous outrager, on le remet en prison. Notre position est aussi mauvaise que jamais. Quant à moi personnellement, j’épouse le comte, et nous allons nous établir à Naples ou à Paris. Le dernier trait d’ingratitude dont le comte est victime en ce moment, l’a entièrement dégoûté des affaires et, sauf l’intérêt de Votre Altesse Sérénissime, je ne lui conseillerais de rester dans ce gâchis qu’autant que le prince lui donnerait une somme énorme. Je demanderai à Votre Altesse la permission de lui expliquer que le comte, qui avait 130 000 francs en arrivant aux affaires, possède à peine aujourd’hui 20 000 livres de rente. C’était en vain que depuis longtemps je le pressais de songer à sa fortune. Pendant mon absence, il a cherché querelle aux fermiers généraux du prince, qui étaient des fripons; le comte les a remplacés par d’autres fripons qui lui ont donné 800 000 francs.
– Comment! s’écria la princesse étonnée, mon Dieu! que je suis fâchée de cela!
– Madame, répliqua la duchesse d’un très grand sang-froid, faut-il retourner le nez du magot à gauche?
– Mon Dieu, non, s’écria la princesse; mais je suis fâchée qu’un homme du caractère du comte ait songé à ce genre de gain.
– Sans ce vol, il était méprisé de tous les honnêtes gens.
– Grand Dieu! est-il possible!
– Madame, reprit la duchesse, excepté mon ami, le marquis Crescenzi, qui a 3 ou 400 000 livres de rente, tout le monde vole ici; et comment ne volerait-on pas dans un pays où la reconnaissance des plus grands services ne dure pas tout à fait un mois? Il n’y a donc de réel et de survivant à la disgrâce que l’argent. Je vais me permettre, madame, des vérités terribles.
– Je vous les permets, moi, dit la princesse avec un profond soupir, et pourtant elles me sont cruellement désagréables.
– Eh bien! madame, le prince votre fils, parfaitement honnête homme, peut vous rendre bien plus malheureuse que ne fit son père; le feu prince avait du caractère à peu près comme tout le monde. Notre souverain actuel n’est pas sûr de vouloir la même chose trois jours de suite; par conséquent, pour qu’on puisse être sûr de lui, il faut vivre continuellement avec lui et ne le laisser parler à personne. Comme cette vérité n’est pas bien difficile à deviner, le nouveau parti ultra, dirigé par ces deux bonnes têtes, Rassi et la marquise Raversi, va chercher à donner une maîtresse au prince. Cette maîtresse aura la permission de faire sa fortune et de distribuer quelques places subalternes, mais elle devra répondre au parti de la constante volonté du maître.
«Moi, pour être bien établie à la cour de Votre Altesse, j’ai besoin que le Rassi soit exilé et conspué; je veux, de plus, que Fabrice soit jugé par les juges les plus honnêtes que l’on pourra trouver: si ces messieurs reconnaissent, comme je l’espère, qu’il est innocent, il sera naturel d’accorder à monsieur l’archevêque que Fabrice soit son coadjuteur avec future succession. Si j’échoue, le comte et moi nous nous retirons; alors, je laisse en partant ce conseil à Votre Altesse Sérénissime: elle ne doit jamais pardonner à Rassi, et jamais non plus sortir des Etats de son fils. De près, ce bon fils ne lui fera pas de mal sérieux.
– J’ai suivi vos raisonnements avec toute l’attention requise, répondit la princesse en souriant; faudra-t-il donc que je me charge du soin de donner une maîtresse à mon fils?