Alors l'homme s'activa, aidé de Gauthier et de Bérenger, et réussit enfin à faire sauter le cadenas. Un instant plus tard, la herse remontait, saluée par le hurlement de triomphe des Picards restés hors de la ville.
Ceux-ci s'élancèrent, saisirent le Duc et la poignée de fidèles qui l'entouraient, puis voulurent s'élancer en avant pour charger la foule mais la voix étonnamment froide du prince s'éleva, ordonnant :
— En retraite ! Il faut nous replier : nous ne pouvons lutter contre cent mille fous !
Sans même regarder, comme s'il avait toujours su où elle se trouvait il saisit Catherine par le poignet, l'enleva de terre et elle se retrouva en croupe derrière lui. La troupe s'ouvrit devant lui tandis que, piquant des deux, il franchissait le pont-levis dont les planches résonnèrent sous les sabots de son cheval.
Mais, parvenu à quelques toises des larges fossés il arrêta son cheval, se retourna et donnant libre cours à sa colère, hurla :
— Tu m'obliges à fuir une fois encore, damnée ville, comme tu m'y as obligé devant Calais. Cette fois je ne te pardonnerai pas !
Quand je reviendrai...
—
et cela ne tardera guère, sache bien que tu n'auras à attendre de moi ni pitié ni merci1 !...
—
Et, fou de rage, il repartit au grand galop en direction de Roeselare, emportant Catherine qui sanglotait nerveusement, appuyée contre son dos et les bras noués autour de sa taille Derrière lui éclatèrent les cris de triomphe des Brugeois qui le huaient et juraient que bientôt le port de l'Ecluse leur appartiendrait de nouveau...
—
Au château de Roeselare où il était revenu, le duc Philippe ne décolérait pas. Durant toute l'interminable chevauchée, il n'avait pas desserré les dents mais, dès son arrivée, en pleine nuit, il s'était jeté à bas de son cheval fourbu et, traînant Catherine à peine moins exténuée à sa suite, il avait couru s'enfermer avec elle dans sa chambre en hurlant qu'il interdisait à quiconque de venir le déranger, quelle que puisse être l'importance de ce que l'on aurait à lui dire.
—
Arrivé là, il se mit à tourner en rond, comme un fauve en cage, les mains nouées derrière son dos, remâchant sa fureur et sa honte.
Catherine qui, transie, s'était approchée du grand feu flambant dans la cheminée, pouvait l'entendre grommeler entre ses dents des mots apparemment sans suite. Elle ne l'avait jamais vu dans un tel état et, un instant, elle craignit qu'il ne fût en train de devenir fou.
—
Mais comme, enfin, il revenait vers le feu et se laissait tomber sur un escabeau, enfouissant sa tête entre ses mains, elle risqua un timide :
—
1 Au mois de mars suivant, Bruges, complètement isolée par la défection de Gand qui s'était retournée contre elle, demandait le pardon de Philippe de Bourgogne qui le lui accorda du bout des lèvres. Le 11 mars 1438, son envoyé, Jean de Clèves, prenait en son nom possession de la ville et faisait exécuter les principaux meneurs de la révolte. Seule l'intervention de la duchesse Isabelle sauva in extremis Louis et Gertrude Van de Walle dont le fils avait été décapité la veille.
— Monseigneur ! Vous venez de subir une terrible journée...
Votre cœur et votre orgueil saignent mais vous ne devez pas vous abandonner ainsi au désespoir. Vous êtes un grand prince...
Il bondit comme si un essaim d'abeilles l'attaquait.
— Un grand prince qu'une poignée de boutiquiers et de ribauds peut chasser de son bien ? Un grand prince qui laisse ses gens au pouvoir des rebelles ? Sais-tu ce que me coûte cette journée ? Au moins deux cents prisonniers, des morts que je ne peux encore compter, mais parmi eux l'un de mes meilleurs capitaines. Sais-tu que Jean de Villiers de l’Isle-Adam est tombé près de la chapelle Saint-Julien, sous la masse d'un forgeron ? L’Isle-Adam dont l'aïeul portait l'oriflamme à la bataille de Roosebeke ! L’Isle- Adam, chevalier de la Toison d'Or, assassiné par un croquant ! Et tu dis que je suis un grand prince ? Si je l'étais je pourrais réunir une immense armée et retourner dès demain attaquer cette putain de ville, la mettre à mal, la noyer dans des flots de sang et raser ses murailles ! Mais il faudrait des mois pour réunir une armée assez puissante pour l'assiéger seulement.
Et elle le sait, la garce !... Et elle me nargue, moi, moi que l'on appelle le grand-duc d'Occident !...
Brusquement il se tut, éclata en sanglots presque convulsifs et se mit à pleurer comme jamais Catherine n'avait vu pleurer un homme, même lui qui avait cependant la larme facile. Il y avait du crocodile en ce prince qui pouvait pleurer à la demande et qui avait d'ailleurs élevé les larmes à la hauteur d'une arme diplomatique. Mais ce soir elles n'avaient rien de calculé et se déversaient avec la violence d'un flot qui a rompu ses digues, ponctuées de hoquets furieux.