— Mon... mon père adorait la chasse et les armes à feu. Chez moi, il y avait des carabines et des tas de revolvers sur les murs. Américains, anglais, français... Ma mère, elle... elle avait toujours été effrayée par ça, elle détestait quand il nous emmenait chasser avec lui... Bien sûr, ces armes étaient toutes déchargées, mais elles fonctionnaient à merveille... De temps en temps, il nous faisait tirer sur des boîtes, dans le jardin... Moi, ça me fascinait, cette force jaillie d’un canon, ce pouvoir... Même tuer des animaux, j’aimais ça...
Après une courte pause, elle continua :
— Ses cartouches, il les enfermait dans un coffre-fort, protégé par une combinaison à quatre chiffres. Mes frères ont essayé des centaines de fois de l’ouvrir, sans succès, car mon père changeait le code très souvent... Mais un jour, j’ai eu l’idée de prendre le fard à joue de ma mère et j’ai mis un peu de poudre sur chaque chiffre, avant que mon père parte chasser... Après, j’ai juste eu à relever les touches sans poudre, 1, 3, 8, 9. Il n’y avait plus que vingt-quatre combinaisons à tester. Et en moins de deux minutes, j’ai réussi à ouvrir le coffre. 3891... J’étais très fière de mon coup... Parce que ces armes, je voulais... Je sais pas, je voulais les posséder, je voulais que mes frères fassent quelque chose avec... Qu’ils... Qu’ils tuent des animaux... Je me souviens, je passais mon temps à appeler ça « un coup de maître ». Alors... alors j’ai filé la combinaison à mes frères. En fait, je venais juste d’ouvrir la porte de l’enfer.
Adeline sortit un mouchoir en papier et se tamponna le coin de l’œil. Cathy restait immobile, abattue mais fascinée par son récit.
— Ce fameux jour où mes parents sont partis faire des courses, mes frères et Dakari sont descendus à la cave, avec un Colt, modèle 1889... Et... Et une balle dans le barillet à six coups. Une balle qu’ils avaient prise dans le coffre-fort... Dakari, le petit gros, il... je le vois encore... il ne voulait pas descendre... Mais ils l’ont charrié... et moi aussi, je m’y suis mise... On l’a traité de poule mouillée... Des trucs de gosses qui font qu’à douze ans, tu... tu serais prêt à faire n’importe quoi... Alors Dakari est descendu avec eux... Il était vraiment mort de trouille... Ils lui ont un peu forcé la main... C’est...
Adeline resta là, la bouche ouverte, le front baissé. Cathy dut faire preuve d’une volonté démesurée pour parler.
— Ils t’ont laissée descendre aussi ? demanda-t-elle.
— Ils m’ont ordonné de remonter dans ma chambre... Mais j’ai assisté à tout... Je voulais y assister ! À la cave, il y avait un tas de parpaings en vrac. Je me suis glissée derrière. Les garçons s’étaient assis autour de l’établi de mon père, ils avaient éteint les lumières et allumé une bougie. Leurs... je vois encore leurs visages... Les ombres qui obscurcissaient leurs yeux, leurs pommettes. On aurait dit des fantômes... Et le Colt, au milieu. Ils avaient mis une cassette avec des musiques militaires. C’était en allemand, et ça gueulait... ça gueulait vraiment... J’étais tétanisée... Dakari était juste en face de moi... Je me souviens encore de son regard... Une bête, qui sait qu’on l’amène à l’abattoir, et qui pourtant avance, avance, avance. Eric lui a dit : « Tu es un homme ? Tu es un homme, alors tu vas prendre le revolver et pointer le canon sur ta tempe. Moi et Pascal, on l’a déjà fait. Maintenant, on est tous les deux des hommes ! Mais toi, toi tu dois nous montrer que tu as du cran. On doit tous le faire pour appartenir au groupe. »
Adeline parlait d’un ton détaché, et pourtant, il lui semblait revivre la scène. Les propos, les images, tout lui revenait avec une terrible précision.
— Je me rappelle m’être dit : « Il va appuyer et il va mourir. » C’était... C’était pour moi une évidence... Dakari allait mourir. C’est à ce moment-là que j’aurais dû crier, les menacer de tout raconter, mais... mais je n’ai pas bougé. Je suis restée derrière les parpaings et j’ai continué à regarder par les interstices... J’étais terrorisée, et, en même temps, fascinée... Dakari avait ramassé le flingue, mais son bras tremblait si fort qu’il... qu’il était incapable de le tenir... Alors... il l’a reposé en criant : « Non ! Je ne peux pas ! Je ne peux pas... » Il pleurait... de la morve s’était mise à couler de son nez... Il a voulu se lever... mais Éric, bien plus fort que lui, lui a posé une main très ferme sur l’épaule. « Prends-le ! Prends le flingue et appuie ! » Et la musique qui hurlait dans la radio ! C’était horrible ! Et là, d’un coup, Pascal, fou de rage, lui a collé le Colt dans la main, l’a forcé à le poser sur sa tempe et... tandis qu’Eric le... l’empêchait de... de bouger, il a...
Adeline se tut, puis elle éclata en sanglots.