« Mais il était évident que cela finirait par irriter encore plus son côté mauvais – sauf s’il y avait moyen de le vaincre. De le guérir. » Gandalf soupira. « Hélas ! il y a peu d’espoir de guérison pour lui. Peu, mais pas aucun espoir. Non, pas même en ayant possédé l’anneau si longtemps, presque aussi loin qu’il se souvienne. Car il y avait longtemps qu’il ne l’avait beaucoup porté : dans les ténèbres noires, il en avait rarement besoin. En tout cas, il ne s’est jamais “évanoui”. Il est maigre et toujours aussi coriace. Mais cette chose lui dévorait l’esprit, évidemment, et ce supplice était devenu quasi insoutenable.
« Tous les “grands secrets” au creux des montagnes n’étaient finalement que nuit noire : il n’y avait rien d’autre à découvrir, rien de bon à faire, à part croquer furtivement une pauvre pitance et ressasser ses souvenirs aigris. Il était absolument misérable. Il haïssait l’obscurité, et la lumière plus encore : il haïssait tout, et l’anneau plus que toute autre chose. »
« Que voulez-vous dire ? demanda Frodo. L’Anneau était son Trésor et la seule chose qui lui tenait à cœur, non ? Mais s’il le haïssait, pourquoi ne s’en est-il pas débarrassé ? Pourquoi ne pas s’en aller et l’abandonner ? »
« Vous devriez commencer à comprendre, Frodo, après tout ce que vous avez entendu, répondit Gandalf. Il le haïssait et il l’aimait, comme il se haïssait et s’aimait lui-même. Il ne pouvait pas s’en débarrasser. Il ne lui restait plus aucune volonté à cet égard.
« Un Anneau de Pouvoir voit à ses propres intérêts, Frodo.
« Quoi, juste à temps pour rencontrer Bilbo ? dit Frodo. Un Orque ne lui aurait-il pas mieux convenu ? »
« Il n’y a pas là matière à rire, dit Gandalf. Pas pour vous. Ce fut l’événement le plus étrange, jusqu’à présent, dans toute l’histoire de l’Anneau : que Bilbo soit arrivé à ce moment précis, sa main se refermant sur lui à l’aveuglette, dans le noir.
« Il n’y avait pas qu’un seul pouvoir à l’œuvre, Frodo. L’Anneau tentait de retourner auprès de son maître. Il avait glissé de la main d’Isildur, le trahissant ; puis, quand l’occasion se présenta, il piégea le pauvre Déagol, qui le paya de sa vie ; et ensuite Gollum, qu’il dévora à la longue. Mais il finit par n’avoir plus rien à en tirer : Gollum était trop misérable et mesquin ; et tant et aussi longtemps qu’il avait l’anneau en sa possession, il n’allait plus jamais quitter son étang souterrain. Ainsi, quand son maître se fut de nouveau éveillé, sa sombre pensée émanant de Grand’Peur, l’anneau abandonna Gollum… pour être ramassé par la personne la plus improbable qui soit : Bilbo du Comté !
« Il y avait là quelque chose d’autre à l’œuvre, en dehors de la volonté de l’Anneau et des desseins de son créateur. Je ne puis l’exprimer plus clairement qu’en disant qu’
« Ça ne l’est pas, dit Frodo. Même si je ne suis pas sûr de vous comprendre. Mais comment avez-vous appris tout cela au sujet de l’Anneau, et de Gollum ? Le savez-vous vraiment, ou vous ne faites toujours que supposer ? »
Gandalf regarda Frodo et un éclair passa dans ses yeux. « Je savais beaucoup de choses et j’en ai appris beaucoup, répondit-il. Mais je ne vais pas rendre compte de tous mes faits et gestes, pas à
« Et quand avez-vous découvert cela ? » demanda Frodo, lui coupant la parole.
« À l’instant, ici même dans cette pièce, bien sûr, répondit le magicien avec brusquerie. Mais je m’y attendais. Je suis revenu d’une longue quête et de sombres chemins pour tenter cette ultime épreuve. C’est l’assurance qu’il me manquait ; tout n’est que trop clair, à présent. Comprendre le rôle de Gollum, et la manière dont il vient combler les lacunes de l’histoire, a nécessité quelque réflexion. J’ai peut-être commencé par des suppositions pour ce qui est de Gollum, mais je ne suppose plus rien. Je le sais avec certitude. Je l’ai vu. »
« Vous avez vu Gollum ? » s’écria Frodo avec stupéfaction.