« Ah, dit Gandalf, nous y voilà. Je pense que Gollum a essayé. Il est reparti vers l’ouest, jusqu’au Grand Fleuve. Mais là, il s’est détourné. La longueur du trajet ne lui faisait pas peur, j’en suis convaincu. Non, quelque chose d’autre l’a détourné. C’est ce que pensent mes amis, ceux qui l’ont pris en chasse pour moi.
« Les Elfes sylvains ont été les premiers à suivre sa piste, qui ne présentait pour eux aucune difficulté, car elle était alors encore fraîche. Elle sillonnait Grand’Peur dans tous les sens, mais ils ne purent jamais l’attraper. Sa rumeur hantait partout les bois : des histoires horribles, même parmi les bêtes et les oiseaux. Les Hommes des Bois disaient qu’une nouvelle terreur rôdait, un fantôme qui s’abreuvait de sang. Il grimpait aux arbres pour trouver des nids, rampait dans des trous pour dérober les petits, se glissait par les fenêtres à la recherche de berceaux.
« Mais à la lisière occidentale de Grand’Peur, la piste bifurquait. Elle partait vers le sud et sortait du domaine des Elfes sylvains, qui perdirent la trace de Gollum. Alors j’ai commis une grave erreur. Oui, Frodo, et pas la première, encore qu’elle puisse s’avérer la pire, je le crains. Je n’ai rien fait. Je l’ai laissé partir ; car j’avais à ce moment-là bien d’autres préoccupations, et je me fiais encore à la science de Saruman.
« Enfin, cela se passait il y a des années. J’en ai expié depuis par de sombres et périlleuses journées. La piste était depuis longtemps refroidie quand je décidai de la reprendre, après le départ de Bilbo. Et ma quête eût été vaine sans l’aide que je reçus d’un ami : Aragorn, le plus grand voyageur et traqueur de cet âge du monde. Ensemble, nous avons cherché Gollum à travers toute la Contrée Sauvage sans espoir de le trouver, et sans succès, d’ailleurs. Mais quand j’eus abandonné la chasse pour suivre d’autres chemins, Gollum tomba entre nos mains. Mon ami avait affronté de graves dangers pour ramener avec lui cette misérable créature.
« Gollum refusa de nous dire ce qu’il avait fabriqué. Il ne faisait que se lamenter, dénonçant notre cruauté avec plus d’un
Un lourd silence s’abattit sur la pièce. Frodo pouvait entendre son cœur battre. Même à l’extérieur, tout semblait immobile. Les cisailles de Sam s’étaient tues.
« Oui, jusqu’au Mordor, dit Gandalf. Hélas ! Le Mordor attire toutes choses mauvaises ; et le Pouvoir Sombre exerçait toute sa volonté pour les y rassembler. L’Anneau de l’Ennemi ne pouvait manquer non plus de laisser son empreinte, Gollum restant plus sensible à ces appels. Et tous murmuraient à l’époque qu’une nouvelle Ombre s’était levée dans le Sud, et combien elle haïssait l’Ouest. Voilà donc qui étaient ses nouveaux amis, ceux qui l’aideraient à se venger !
« Le pauvre fou ! En ce pays-là, il apprendrait beaucoup de choses, trop pour être tranquille. Et tôt ou tard, en continuant à rôder près des frontières, il finirait par être pris et emmené – pour interrogatoire. C’est ainsi que les choses se passèrent, j’en ai peur. Quand ils le surprirent, cela faisait déjà longtemps qu’il se trouvait là : il était sur le chemin du retour, cherchant un mauvais coup à faire. Mais cela n’a guère d’importance, à présent. Il avait déjà fait le pire de ses mauvais coups.
« Oui, hélas ! c’est par lui que l’Ennemi a appris que l’Unique avait été retrouvé. L’Ennemi sait où Isildur est tombé. Il sait où Gollum a trouvé son anneau. Il a la certitude qu’il s’agit d’un Grand Anneau, car celui-ci a donné longue vie à son détenteur. Il sait qu’il ne s’agit pas d’un des Trois, car ils n’ont jamais été perdus et ne tolèrent aucun mal. Il sait qu’il ne s’agit pas d’un des Sept, ni des Neuf, car il sait où ils se trouvent. Il sait qu’il s’agit de l’Unique. Et il a, je pense, fini par entendre parler des
« Le Comté… Il est peut-être à sa recherche en ce moment même, s’il n’a pas déjà découvert où il se trouve. Pire, Frodo, je crains même qu’il pense que le nom
« Mais tout cela est affreux ! s’écria Frodo. Pire que ce que j’avais imaginé de pire, à la lumière de tous vos sous-entendus et avertissements. Ô Gandalf, meilleur des amis, que vais-je donc faire ? Car maintenant, j’ai vraiment peur. Que vais-je donc faire ? C’est pitié que Bilbo n’ait pas poignardé cette ignoble créature quand il en avait l’occasion ! »