« Oui. C’était la chose à faire, évidemment, dans la mesure du possible. J’ai essayé il y a longtemps ; mais j’y suis enfin arrivé. »
« Alors que lui est-il arrivé après l’évasion de Bilbo ? Le savez-vous ? »
« Pas très bien, pas avec autant de détails. Je ne vous ai dit que ce que Gollum a bien voulu me raconter – encore qu’il ne l’ait pas raconté tout à fait de cette manière, bien sûr. Gollum est un menteur, et il faut en prendre et en laisser. Il prétendait par exemple que l’Anneau était son “cadeau d’anniversaire” et n’en démordait pas. Il disait le tenir de sa grand-mère, qu’elle avait beaucoup de belles choses comme celles-là. Une histoire ridicule. Je ne doute pas que la grand-mère de Sméagol ait été, à sa manière, une personne importante, une matriarche ; mais prétendre qu’elle possédait de nombreux anneaux elfiques était absurde, et dire qu’elle les distribuait était un mensonge. Un mensonge qui n’en contenait pas moins une pointe de vérité.
« Le meurtre de Déagol hantait Gollum, et il s’était trouvé une justification qu’il répétait sans cesse à son “Trésor” tandis qu’il rongeait des os dans l’obscurité, au point de presque y croire lui-même.
« J’ai enduré son verbiage aussi longtemps que j’en étais capable, mais il importait plus que tout de découvrir la vérité, alors j’ai dû, finalement, être sévère. Éveillant chez lui la peur du feu, je lui arrachai la véritable histoire, morceau par morceau, et de nombreux geignements et grognements. Il se disait incompris et maltraité. Mais quand il m’eut enfin raconté son histoire, jusqu’au Jeu des Énigmes et à l’évasion de Bilbo, il refusa d’en dire plus, sauf par de sombres allusions. Il y avait chez lui une autre peur, plus grande que celle que je lui inspirais. Il marmonnait qu’il allait récupérer ce qui lui appartenait. On verrait bien s’il accepterait d’être roué de coups, chassé au fond d’un trou et enfin
« Mais comment a-t-il découvert cela ? » demanda Frodo.
« Eh bien, pour ce qui est de son nom, Bilbo le lui a très sottement donné lui-même ; après cela, il devenait facile pour Gollum de découvrir son pays d’origine, une fois sorti de son trou. Eh oui, il en est sorti. Son désir de retrouver l’Anneau s’est avéré plus fort que sa crainte des Orques, ou même de la lumière. Au bout d’un an ou deux, il a quitté les montagnes. Car voyez-vous, même s’il était encore lié par le désir de le posséder, l’Anneau ne le dévorait plus : il commençait à revivre un peu. Il se sentait vieux, terriblement vieux, quoique moins timoré, et il avait mortellement faim.
« La lumière, celle du Soleil et de la Lune, il la craignait et la haïssait encore, comme il le fera toujours, je pense ; mais il ne manquait aucunement de ruse. Il s’aperçut qu’il pouvait se cacher de la lumière du jour et du clair de lune, et avancer furtivement et rapidement à la faveur de la nuit en s’aidant de ses yeux pâles et froids, tout en attrapant de petites créatures apeurées ou imprudentes. Toute cette nourriture et cet air frais lui redonnèrent des forces et du courage. Il finit par aboutir à Grand’Peur, comme on pouvait s’y attendre. »
« C’est là que vous l’avez trouvé ? » demanda Frodo.
« Je l’y ai vu, répondit Gandalf ; mais il avait longuement erré avant de s’y trouver, suivant la trace de Bilbo. Son discours était ponctué de jurons et de menaces, et il était difficile d’en tirer quelque certitude que ce soit. “Qu’est-ce qu’il avait dans ses poches ? pestait-il. Il ne voulait pas le dire, non, trésor. Ssale petit tricheur. Pas une vraie question. Il a triché en premier, ça oui. Il a enfreint les règles. On aurait dû lui tordre le cou, oui, trésor. Et on le fera, trésor !”
« Voilà un peu comment il parlait. Je ne pense pas que vous ayez envie d’en entendre davantage. J’ai dû endurer cela pendant plusieurs jours. Mais à partir d’indices qu’il laissait tomber dans sa hargne, j’ai fini par comprendre que ses pas feutrés l’avaient enfin conduit à Esgaroth, et même dans les rues du Val, épiant les gens et tendant l’oreille. Or, la rumeur des grands événements avait gagné toute la Contrée Sauvage, et bien des gens connaissaient le nom de Bilbo et savaient d’où il venait. Nous n’avions fait aucun mystère de notre voyage de retour jusqu’à sa demeure dans l’Ouest. Les oreilles affûtées de Gollum ne tardèrent pas à lui apprendre ce qu’il désirait savoir. »
« Alors comment se fait-il qu’il n’ait pas continué à chercher Bilbo ? demanda Frodo. Pourquoi n’est-il pas venu dans le Comté ? »