« Personne ne sut jamais ce qui était arrivé à Déagol : il avait été tué loin de chez lui et son corps avait été savamment dissimulé. Mais Sméagol revint seul ; et il s’aperçut qu’aucun de ses proches ne pouvait le voir quand il mettait l’anneau. Cette découverte l’enchanta et il n’en souffla mot à personne ; il s’en servit pour découvrir ce qui devait rester secret, utilisant ces renseignements à des fins déloyales et malveillantes. Sa vue et son ouïe devinrent sensibles à tout ce qui pouvait nuire. L’anneau lui conférait un pouvoir à sa mesure. Pas étonnant qu’il soit devenu très impopulaire auprès des siens et que ceux-ci aient voulu l’éviter (quand il était visible). Ils lui donnaient des coups de pied, et lui leur mordait les orteils. Il se mit à chaparder et à se promener un peu partout en grommelant entre ses dents, produisant un glougloutement dans sa gorge. Alors ils l’appelèrent
« Il erra dans la solitude, versant quelques larmes sur son sort et sur la cruauté du monde ; et il remonta le Fleuve jusqu’à un ruisseau qui descendait des montagnes, et décida de le suivre. Il y avait là de profondes mares où, de ses doigts invisibles, il attrapait des poissons et les dévorait crus. Un jour qu’il faisait très chaud, il se pencha à la surface d’un étang et sentit une brûlure sur l’arrière de sa tête, tandis que sur l’eau, un reflet aveuglant blessait ses yeux mouillés. Il s’en étonna, car il avait presque oublié le Soleil. Alors, pour la dernière fois, il leva la tête et brandit le poing en sa direction.
« Mais tandis qu’il baissait les yeux, il vit au loin les cimes des Montagnes de Brume d’où provenait le ruisseau. Et il se dit soudain : “On doit être à l’ombre et au frais sous ces montagnes. Là-bas, le Soleil ne pourrait plus me guetter. Les racines de ces montagnes-là doivent être immenses ; il doit y avoir de grands secrets d’enterrés là qui n’ont pas été découverts depuis le commencement.”
« Ainsi il voyagea de nuit jusqu’aux épaulements ; et, arrivant à une petite caverne d’où sortait le sombre ruisseau, il se faufila comme un ver au cœur des montagnes, et plus personne n’eut connaissance de lui. L’Anneau disparut dans l’ombre avec lui, et même son créateur, quand son pouvoir se mit à croître de nouveau, n’en sut absolument rien. »
« Gollum ! s’écria Frodo. Gollum ? Vous voulez dire que c’est cette même créature que Bilbo a rencontrée ? Comme c’est horrible ! »
« Je trouve cette histoire plutôt triste, dit le magicien ; et elle aurait pu arriver à d’autres, même à certains hobbits que j’ai connus. »
« Je n’arrive pas à croire qu’il puisse y avoir un lien entre Gollum et les hobbits, aussi éloigné soit-il, dit Frodo avec une certaine fébrilité. Quelle idée abominable ! »
« Elle n’en est pas moins vraie, répondit Gandalf. Pour ce qui est de leurs origines, à tout le moins, j’en sais plus que ce que les hobbits savent eux-mêmes. Et même l’histoire de Bilbo tend à confirmer cette parenté. Il y avait bien des similitudes au plus profond de leur conscience et de leurs souvenirs. Ils se comprirent remarquablement bien, beaucoup mieux qu’un hobbit comprendrait un Nain, disons, ou un Orque, ou même un Elfe. Songez aux énigmes qu’ils connaissaient tous les deux, par exemple. »
« Oui, dit Frodo. Mais les hobbits ne sont pas les seuls à poser des énigmes du même genre. Et les hobbits ne trichent pas. Gollum ne pensait qu’à tricher. Il essayait seulement de prendre ce pauvre Bilbo au dépourvu. Je dirais même que cela amusait sa méchanceté de proposer un jeu susceptible de lui procurer une proie facile, mais qui ne lui nuirait en rien. »
« Ce n’est que trop vrai, j’en ai peur, dit Gandalf. Mais il y avait là quelque chose d’autre, je pense, que vous ne voyez pas encore. Même Gollum n’était pas encore complètement perdu. Il s’était révélé plus coriace que ce que même l’un des Sages aurait pu supposer – comme certains hobbits peuvent l’être. Il y avait encore une parcelle de son esprit qui lui appartenait, où la lumière filtrait, comme une fente dans l’obscurité : la lumière du passé. Je pense qu’il lui fut agréable, en fait, d’entendre de nouveau une voix bienveillante, une voix qui lui rappelait le vent, les arbres, le soleil sur l’herbe, toutes ces choses qu’il avait oubliées.