En vérité, je suis si bien accoutumé aujourd’hui aux paradoxes de cette planète que j’ai écrit la phrase précédente sans songer à l’absurdité qu’elle représente. Et pourtant, c’est la vérité ! Les gorilles avaient des airs d’aristocrates. Ils s’interpellaient joyeusement en un langage articulé et leur physionomie exprimait à chaque instant des sentiments humains dont j’avais vainement cherché la trace chez Nova. Hélas ! qu’était-il advenu de Nova ? Je frémis en évoquant l’allée sanglante. Je comprenais maintenant l’émoi que lui avait causé la vue de notre chimpanzé. Il existait certainement une haine farouche entre les deux races. Il suffisait pour s’en convaincre de voir l’attitude des hommes prisonniers, à l’approche des singes. Ils s’agitaient frénétiquement, ruaient des quatre membres, grinçaient des dents, l’écume à la bouche, et mordaient avec rage les cordes du filet.
Sans prendre garde à ce tumulte, les gorilles chasseurs – je me surpris à les appeler des seigneurs – donnaient des ordres à leurs valets. De grands chariots, assez bas, dont la plate-forme était constituée par une cage, furent avancés sur une piste qui se trouvait de l’autre côté du filet. On nous y enfourna, à raison d’une dizaine par chariot, opération qui fut assez longue, car les prisonniers se débattaient avec désespoir. Deux gorilles, les mains recouvertes de gants de cuir pour éviter les morsures, les saisissaient un par un, les dégageaient du piège et les jetaient dans une cage, dont la porte était vite repoussée, tandis qu’un des seigneurs dirigeait l’opération, appuyé avec nonchalance sur une canne.
Quand mon tour vint, je voulus attirer l’attention sur moi en parlant. Mais à peine avais-je ouvert la bouche qu’un des exécutants, prenant sans doute cela pour une menace, m’appliqua avec brutalité son énorme gant sur la face. Je fus bien obligé de me taire et fus jeté comme un ballot dans une cage, en compagnie d’une douzaine d’hommes et de femmes, encore trop agités pour faire attention à moi.
Quand nous fûmes tous embarqués, un des servants vérifia la fermeture des cages et vint rendre compte à son maître. Celui-ci fit un geste de la main, et des ronflements de moteur firent retentir la forêt. Les chariots se mirent en branle, chacun tiré par une sorte de tracteur automobile conduit par un singe. Je distinguai fort bien le chauffeur du véhicule qui suivait le mien. C’était un chimpanzé. Il était vêtu d’un bleu et semblait d’humeur joviale. Il nous adressait parfois des exclamations ironiques et, quand le moteur ralentissait, je pouvais l’entendre fredonner une mélopée au rythme assez mélancolique, dont la musique ne manquait pas d’harmonie.
Cette première étape fut si courte que je n’eus guère le temps de reprendre mes esprits. Après avoir roulé pendant un quart d’heure sur une mauvaise piste, le convoi s’arrêta sur un vaste terre-plein, devant une maison en pierre. C’était l’orée de la forêt ; je distinguai au-delà une plaine couverte de cultures ayant l’aspect de céréales.
La maison, avec son toit en tuile rouge, ses volets verts et des inscriptions inscrites sur un panneau à l’entrée, avait l’apparence d’une auberge. Je compris vite que c’était un rendez-vous de chasse. Les guenons étaient venues y attendre leurs seigneurs, qui arrivaient dans leurs voitures particulières, après avoir suivi un autre chemin que nous. Les dames gorilles étaient assises en cercle dans des fauteuils et papotaient à l’ombre de grands arbres qui ressemblaient à des palmiers. L’une d’elles buvait de temps en temps dans un verre, à l’aide d’une paille.
Dès que les chariots furent rangés, elles s’approchèrent, curieuses de voir les résultats de la chasse et, d’abord, les pièces abattues, que des gorilles, protégés par un long tablier, étaient en train d’extraire de deux grands camions, pour les exposer à l’ombre des arbres.
C’était le glorieux tableau de chasse. Là encore, les singes opéraient avec méthode. Ils plaçaient les cadavres sanglants sur le dos, côte à côte, alignés comme au cordeau. Puis, tandis que les guenons poussaient de petits cris admiratifs, ils s’appliquaient à