Des dalles de rocher pelées, d'une blancheur d'os, des amoncellements de pierres, un ciel bleu jusqu'au vertige et, deux cents mètres plus bas, au pied de la falaise, le miroir brisé des vagues, aveuglant, parsemé de flaques de lumière insoutenable, là où la mer, refusant la brûlure du soleil, renvoyait ses rayons avec la puissance concentrée d'une loupe et la violence d'une explosion. La Rolls était arrêtée sur le terre-plein d'une corniche accrochée dans l'espace, incongrue dans ce paysage accablant de mouvement suspendu et de temps liquéfié. Il devait bien faire plus de quarante degrés. Vautré sur les coussins de la voiture, Niki frissonna et diminua l'intensité de l'air conditionné. Machinalement, il reboutonna l'un des pans de sa vareuse gris fer marquée, sur le revers, du chiffre « S.S. ». Le sigle lui avait déjà valu bien des quolibets de la part des autres chauffeurs qui lui reprochaient, en plaisantant, d'arborer ces initiales. Niki s'en moquait. Il savait parfaitement que la plupart le jalousaient, car les gens de maison, comme les chiens, s'évaluent entre eux à l'importance de leur maître. Quant aux passants qui dans les villes se retournaient sur la voiture, ils étaient trop impressionnés par sa splendeur pour manifester quoi que ce fût, sinon une admiration résignée qui renforçait le mépris profond que leur vouait Niki. Au-dehors, la chaleur crépitait, si forte qu'elle en devenait visible, arrivant à donner à ce décor brutal, mangé par la lumière trop vive, des nuances adoucies par des vibrations tremblotantes de beige et de gris. Niki se demanda s'il aurait le temps d'allumer une nouvelle cigarette avant l'arrivée de S.S. Son patron fumait beaucoup, mais il ne tolérait que l'odeur des havanes, estimant que l'arôme des cuirs de la Rolls s'accommodait mal du parfum commun des tabacs blonds. Il ébaucha un geste vers sa poche, le suspendit. Son regard accrocha sa montre : midi juste. A deux reprises, il avait essayé de faire quelques pas au-dehors, mais, très vite, avait dû y renoncer, abasourdi par le poids de la chaleur qui lui avait écrasé les épaules. Il se demanda comment un pays aussi pauvre avait pu donner le jour à un homme aussi riche.
Maintenant, il n'allait plus tarder. Niki scruta le ciel. Il le vit. Un point noir jailli d'on ne sait où, surgi de rien, qui déjà se rapprochait. Niki reboutonna sa vareuse, tapota le nœud de sa cravate, ouvrit la portière et, bondit de son siège. L'appareil se mit à glisser lentement vers le bas, le long d'une verticale imaginaire et parfaite, dans un fracassant bruit de pales qui aspirèrent l'air torride. Il toucha terre à vingt mètres de la voiture. La porte fut déverrouillée, laissant passage à un homme en combinaison, Jeff probablement, qui tendit la main. Apparut alors un petit homme en noir, vêtu comme pour un conseil d'administration : alpaga noir, cravate noire et chemise blanche. Au-dessus des énormes lunettes d'écaille cachant le regard, ses cheveux très drus, couleur de fer rouillé, jetaient des éclats sourds. Niki se demanda si S.S. allait le saluer, lui faire un signe, un geste, quelque chose lui prouvant qu'il ne le considérait pas comme l'un des rouages de la voiture. Mais rien de tel ne se passa. Socrate Satrapoulos, perdu dans ses pensées, s'engouffra dans la Rolls sans même voir Niki. Lorsque le chauffeur, eut réintégré son siège, S.S. laissa tomber seulement : « Au village, là-haut. » Niki, qui n'avait pourtant vu aucune maison, embraya doucement et s'engagea dans les premiers lacets d'une vague piste empierrée. Ça montait dur et la voiture avait le plus grand mal à se maintenir en seconde. Au bout de trois kilomètres, S.S. dit : « Tournez à gauche. » Niki obéit. Maintenant, il voyait. En haut de la montagne, perchées littéralement sur son sommet, des espèces de maisons blanchies à la chaux, se confondant, vues du bas, avec les reliefs de la roche. Où prenaient-ils donc l'eau? On approchait. S.S. dit : « Stop. » Et ce fut tout. Il était déjà dehors, gravissant la pente qui le séparait des premières masures. Un éboulis le cacha bientôt à Niki.
En s'engageant dans le passage qui s'allongeait entre les murs, Socrate Satrapoulos ne pouvait se défendre d'une sourde inquiétude. C'est sur ce terrain misérable qu'il allait devoir jouer sa partie, alors que ses atouts, si chèrement acquis, restaient au vestiaire et que chacun de ses pas le plongeait dans un malaise indéfinissable ou, plutôt, qu'il aurait très bien pu définir si une force incontrôlable ne s'y était opposée. Il se sentit nu, vulnérable et fragile. Ses chaussures noires, des chaussures à trois cents dollars, s'écorchaient aux petits silex éblouissants du sentier.
Quand il était gosse, il se trouvait un jour dans la banlieue d'Athènes, sur le terrain d'élection — une décharge à ordures — que les autres garçons avaient choisi comme haut lieu de leurs jeux. Tony proposa un concours, destiné à établir, d'une façon irrévocable, lequel d'entre eux urinerait le plus loin.