« Réfléchissez les mecs. Moi, je fais relâche. »
Les pieds sur la table jonchée de papiers froissés, il ferma les yeux, ce qui ne l'empêcha pas de se servir une bouteille de bière. Fascinés, ses collaborateurs attendaient qu'il en renversât à côté de son verre : pas une goutte. Ils étaient six, l'air crevé, les yeux rougis, le col de leurs chemises blanches largement échancré sur des cravates en tire-bouchon. Depuis des semaines, ils dormaient en moyenne trois heures par nuit, où ils pouvaient, dans des halls de gare, des chambres d'hôtel de bleds perdus, s'affalant sur des lits dont ils ne relevaient même pas la couverture, se rasant en voiture, dans des trains ou des avions, tenant à coups d'amphétamines et de café noir, poursuivant tous ce but commun : porter Scott au pouvoir.
Quand le silence se fut assez prolongé, Pust lança à la cantonade :
« Alors?… Vous ronflez ou quoi? »
Harassé, Scott s'était laissé conduire dans la chambre voisine. Ce soir, il faudrait qu'il gagne une autre partie, se montre conquérant, irrésistible. Ce soir…
« Moi je vous dis qu'on va tout perdre!… dit Pust.
— Qu'est-ce que tu veux faire de mieux? objecta le vieux Trendy, le doyen de la troupe.
— Sais pas. Démerdez-vous.
— Il a déjà tout promis!
— M'en fous! Trouvez autre chose. Je veux du tout cuit, vous comprenez? Moi, j'ai bien une idée… »
Tous les visages se tournèrent vers lui d'un seul bloc. En comédien accompli, Pust se déroba :
« Non… Non… C'est imparable mais c'est trop risqué. D'ailleurs, Scott refuserait la combine.
— Parle quoi! »
Il ne répondit pas directement :
« Ce sont les républicains qui m'emmerdent. L'ordre, la loi, ils rassurent. Si on se fait baiser, ce sera par eux. C'est pas les autres qui m'inquiètent. On a tellement fait de ronds de jambe aux Nègres que pas une de leurs voix ne se reportera sur nous. Liberté, d'accord, c'est facile à crier, mais qui en veut? On leur a foutu la trouille, voilà la vérité!
— Tu voudrais qu'on fasse machine arrière? objecta Trendy d'un air soupçonneux.
— A vingt jours du but? Non, ce serait idiot. Trop tard. Mais on pourrait provoquer quelque chose. Puisqu'on a poussé un peu trop à gauche, faisons le coup d'intox qui nous ramènera vers le centre et appâtera le bourgeois.
— Explique-toi.
— Supposons par exemple que Scott se fasse descendre huit jours avant l'élection… J'ai dit « supposons », crétins! Pas la peine de me rouler des yeux pareils!… Supposons aussi que le type qui ait attenté à sa vie soit un mec fiché comme un type de gauche, et qu'il avoue… Croyez-vous que les connards du centre ou de la droite hésiteront à voter pour Scott sous prétexte qu'il est trop libéral?
— Attends, répète… Ne va pas trop vite!
— Tu es sourd ou quoi? Pour ramener les voix de la gauche, on s'est crevé à faire le tapin sur la gauche, en plein social. Bon. Ça ne plaît pas à certains et ça jette un froid chez les autres. Si un gauchiste essaie de buter Scott, tous ces braves gens auront l'impression que son élection menaçait la gauche. Vous pigez?
— Ton idée est complètement idiote… dit Trendy. Tout ce que tu fais, c'est faire basculer notre électorat d'un camp dans un autre. Si un gauchiste avait la peau de Scott, on arracherait peut-être quelques voix à l'autre bord, mais on en perdrait tant sur la gauche que l'opération ne servirait à rien.
— Si!… ironisa Bosteld, le psychiatre du groupe chargé de l'étude des motivations collectives inconscientes… Dès que Scott serait mort, on pourrait dissoudre son brain-trust, et, par la même occasion, aller nous coucher! »
Pust secoua la tête d'un air navré :
« Vous n'y avez rien compris! En ce qui concerne les gens prêts à nous donner leur voix, les jeux sont déjà faits. Je vous dis que cette élection va se jouer sur des différences infimes, qu'on la gagne ou qu'on la perde. Vous oubliez aussi que le public aime les victimes, les héros et les martyrs. Si, quelques jours avant l'heure H on arrive à faire porter une auréole à Scott, c'est dans la poche! Ce qu'il leur faut, c'est le grand frisson!
— Effectivement… », hésita Bosteld.
Il était l'un des rares conseillers politiques à ne plus se gargariser d'abstractions telles que « gauche » ou « droite » sans en avoir compris le sens profond. En début de campagne, il avait patiemment expliqué à ses compagnons que « politique » ou « police » avaient la même racine grecque,
« Si je commence par le commencement, c'est pour être certain que vous comprendrez la suite!
— On n'a pas engagé un psychiatre pour nous faire la leçon dans un domaine qu'on connaît mieux que lui! Contente-toi de savoir ce qui fait changer les masses d'avis, et laisse-nous faire le reste!… avait protesté Trendy. D'un sourire, Bosteld l'avait stoppé :