Raph Dun eut un mouvement de colère :
« Écoute, Maria, ça suffit! Tu sais très bien que si j'allais voir ton père, je me ferais éjecter comme un demandeur d'emploi! A ses yeux, je ne suis qu'un journaliste minable même pas capable de gagner ses dix millions de dollars par an, comme tout le monde!
— Parfait… Eh bien, c'est moi qui irai lui parler… Si je t'ai un rendez-vous, tu iras?
— Pourquoi pas?…
— Très bien, je m'en occupe. »
Dun sourit dans sa barbe. Elle était sensationnelle, cette petite, elle l'aimait! Depuis deux ans, il vivait avec elle, de palace en palace, espérant que Satrapoulos, écœuré par tant de constance, le supplierait de régulariser et de devenir son gendre. Encore allait-il falloir qu'il se dépêche : les fonds étaient sérieusement en baisse malgré l'indiscutable crédit que lui valait la passion avouée de la plus riche héritière de la terre. Pour les créanciers qui le relançaient, Dun avait un petit sourire mystérieux assorti de cette phrase sibylline : « Attendez encore un peu… Peut-être êtes-vous en train de faire un placement formidable?… »
Jusqu'à présent, ça avait marché. En outre, il était sur un coup fumant dont la revente allait lui rapporter une fortune — si l'affaire réussissait, évidemment. Après tout, Maria était à sa charge, bien qu'elle lui ait fait cadeau d'une Aston Martin et de différents bijoux de grande valeur dont la vente éventuelle couvrirait les investissements consentis à la donzelle à titre d'avances, sur frais d'entretien. Il se doutait bien que le Grec ne voudrait jamais de lui pour gendre. Mais sait-on jamais? Le vieil axiome lui revint à la mémoire : le journalisme mène à tout, il suffit d'en sortir.
En dehors du coffre-fort ambulant qui lui servait de compagne, le journalisme ne l'avait pas encore mené à grand-chose. Il fallait pourtant qu'il se dépêche. Il allait avoir cinquante ans!
« Tu crois que ton oncle est triste de la mort de sa femme?
— Je n'en sais rien. Il est ni plus ni moins salaud que les autres.
— Plus salaud que ton père?
— Ils se valent. D'ailleurs, à ce degré d'argent et de puissance, les notions traditionnelles sont faussées. Dans les affaires, on n'emploie pas le mot salaud. On emploie le mot « efficace ».
— Et toi, pourquoi n'es-tu pas un salaud?
— Je le suis autant qu'eux puisque je ne suis pas capable de vivre en dehors de leur système. Tout ce que je sais, c'est que Kallenberg n'aimait pas ma tante.
— Qu'est-ce qu'il aimait alors?
— Lui-même. L'idée qu'il se fait de lui-même. Et l'argent. Dans le fond, mon père est pareil. Entre ses affaires, ses enfants et sa femme, il a aimé ses affaires.
— Vous n'avez jamais manqué de rien.
— Si. D'amour. Quand on est gosse, on en meurt.
— Tu vois bien que tu n'es pas mort!
— D'une certaine façon, si. Parfois, d'ailleurs, je me demande si je suis en vie! De toute évidence, je sais que je mourrai jeune.
— Idiot! Tu cherches à me faire peur?
— Non, c'est un sentiment. Tu vois, les types de cette génération, ils ont dû trop en baver lorsqu'ils étaient gosses. C'est anormal de vouloir se prouver sa puissance à ce point-là.
— Comment il a débuté, ton père? »
Achille resserra son bras autour du cou de Joan. Elle lui embrassa les mains.
« Mystère. Le genre de sujet qui est tabou dans la famille. Tellement de gens savent des choses sur mon père… Et moi qui suis son fils, je ne sais presque rien.
— Ton grand-père était armateur?
— Non. Commerçant, je crois.
— Et ta grand-mère?
— Elle est morte quand j'avais deux ou trois ans. Là aussi il y a un secret… Tu vois, du côté de maman, on sait tout sur les ancêtres. Mais chez les Satrapoulos, on n'a pas d'existence tant qu'on n'a pas été riches. Papa ne m'a jamais parlé ni de son père ni de sa mère. Comme s'il était né orphelin.
— Tu as essayé de lui poser des questions?
— Non.
— Pourquoi?
— Sais pas. Remarque, un jour ou l'autre, il faudra bien…
— Tu n'as pas envie de savoir?
— Si. Et en même temps, ça me flanque la trouille. Si on ne m'a rien dit, c'est qu'il n'y a pas lieu d'être fier!
— Pourtant, vus du dehors, les membres de ta tribu semblent avoir tout pour être heureux!
— Sûrement pas! Leurs victoires leur donnent trop d'appétit. Et ils ont une boulimie de victoires. Ce sont des cannibales dans un cercle vicieux! Faut toujours qu'ils bouffent quelque chose ou quelqu'un. Quand ils n'ont personne à se mettre sous la dent, ils se bouffent eux-mêmes!
— Tu trouves pas ça horrible, avoir tant de pognon et s'emmerder?
— Faut pas en avoir trop. C'est un choix. La vie ou le pognon, l'amour ou le fric. Ça va pas ensemble! Allez, assez déconné, on va survoler les îles, tu vas être dingue de mon nouveau zinc! »
Achille pilotait depuis l'âge de seize ans. Parfois, au-dessus de la mer, il branchait le pilotage automatique et lui faisait l'amour en plein ciel.
« Je me recoiffe et j'arrive!
— Grouille-toi! Je ne veux pas rater le coucher de soleil! »